[ANALYSE] Du silence et des ombres (1962) – L’oiseau moqueur, le dernier espoir de l’Amérique

Du Silence et des Ombres (« To Kill a Mockingbird ») est une œuvre charnière du cinéma américain des années 60s, évoquant racisme et crise économique en pleine Grande Dépression. Adapté du roman écrit par Harper Lee, le récit introduit le célèbre personnage Atticus Finch (incarné par le brillant Gregory Peck), désigné comme avocat commis d’office pour défendre un jeune homme noir, injustement accusé de viol. En parallèle, ses deux jeunes enfants Jem et Scout poursuivent leurs aventures au sein de leur quartier, quitte à tenter de percer ses quelques mystères, la nuit…

Comme pour The Intruder de Roger Corman sorti la même année, le long-métrage aborde la ségrégation raciale ainsi que la reconnaissance des droit civiques pour les Afro-Américains, alors que les Sudistes américains ne cessent de les traiter comme de la vermine.  Le point de vue est inverse certes, puisque l’on ne suit pas un activiste promouvant la ségrégation (cf William Shatner), mais celui d’un homme intègre, veuf, élevant seul ses enfants en Alabama, combattant la discrimination. Pourtant, et cela malgré l’apparent classicisme de l’intrigue, Du Silence et des Ombres n’est pas qu’un film de procès, c’est un film de procès universel : du regard enfantin à celui de l’adulte, de la sincérité à l’hypocrisie, il n’y a qu’un pas pour faire basculer la justice.

Ce regard sur l’enfance, que l’on retrouvera plus tard dans le cinéma de Steven Spielberg auquel on peut souvent penser ici, confère au film de Mulligan une douceur absolue contrastant avec la répugnance du monde adulte. De manière plus précise, ces enfants sont les premières victimes concernées de la violence et de la haine répandue dans le quartier pauvre de Maycomb, la nuit ou à l’école primaire. Si Atticus Finch les éduque avec sévérité, c’est bien parce qu’il ne souhaite pas que ses enfants deviennent comme ces individus répugnant de stupidité, xénophobes et racistes. La reproduction des manies discriminatoires est visible dans tous lieux, des jeunes insultant une personne noire de « nègre » comme le raccord unanime des témoignages en la faveur des véritables coupables, c’est la peur d’Atticus Finch : que ces enfants ne pensent qu’à se sauver avant de sauver l’autre, de frapper leur prochain avant qu’ils ne se soient fait attaquer par ce dernier. Ainsi, le combat d’Atticus Finch est double, protéger ses enfants des manies du monde les entourant, défendre celui que l’on accuse à tort. Comment ne pas penser également à la Nuit du Chasseur de Charles Laughton lorsque ces deux jeunes enfants s’aventurent la nuit, sursautent de frayeur, l’un deux bloqué dans les barbelés comme l’autre de stupeur devant l’ombre presque expressionniste de Boo Radley, leur voisin reclus chez lui le jour. Les péripéties des deux jeunes enfants les confrontent au mystère de la nuit, du rêve éveillé lorsqu’ils trouvent ces cadeaux déposés dans l’arbre, au cauchemar lorsqu’ils se font agresser en forêt, dans la dernière partie du film.


A défaut de vivre le jour donc de percevoir la cruauté humaine, Jem et Scout tentent de découvrir cela, ce que leur père veut leur cacher. Le personnage de Boo Radley n’est qu’un enfant, enfermé dans sa chambre, que l’on peut imaginer traumatisé de cette haine, violence ayant choisi de ne vivre plus que la nuit. L’oiseau moqueur, c’est donc l’enfant, que l’on décrit comme celui chantant ce que son cœur lui dicte, ne voulant à jamais déranger son voisin. C’est le sincère et innocent, mais premier dans la ligne de mire des nombreux « cœurs » artificiels américains. La voix-off d’une Scout devenue adulte est très douce, paradoxalement à ce que l’on nous raconte, puisque l’enfance est le terrain du grand apprentissage. Une leçon de vie enseignée par Atticus Finch, homme véritablement seul, défendant celui que ce petit monde veut abattre, mais surtout la justice en ce qu’elle est à l’origine…

Des plans rapprochés jusqu’au plans poitrine que l’on retrouve beaucoup sur les deux heures de long-métrage, il s’agit de capter les ressentis à l’instantané de ces deux jeunes enfants, de la frayeur jusque l’incompréhension (voire la sublime scène où la jeune Scout défend cœur et âme son père devant les citoyens). Cela n’est pas sans rappeler évidemment les questionnements de Steven Spielberg dans un film comme E.T, confrontant le regard innocent de l’enfant à celui -nourri de préjugés de l’adulte sur l’extraterrestre – rendu ici au nom du Boo Radley, en vérité inoffensif au possible. Quelle surprise de constater par ailleurs qu’un certain John Williams est le pianiste de la bande-originale du grand Elmer Bernstein, qui n’est pas sans rappeler toute l’œuvre de Williams : des phrasés musicaux jusqu’aux passages les plus dramatiques, l’inspiration du futur génie est évidente. Rarement la musique n’aura été aussi belle que celle de ce film, illuminant la nuit et le regard de ces deux jeunes enfants.

La figure paternelle soucieuse de protéger son enfant, à rappeler les plus beaux personnages de Spielberg

Oui, sauver l’enfant de la terrible mécanique sociale, mais également combattre la justice arbitraire sur la question raciale. La grande scène de procès du film rejoint les plus grands classiques du genre, par le monologue d’Atticus Finch dénonçant l’absence de preuves à l’encontre de l’accusé, comme la contradiction des témoignages. La mise en scène le rend seul face à un jury déjà acquis à la cause de la victime, ne souhaitant que la condamnation à mort du jeune homme noir. C’est toute la puissance de ce passage, illustrer l’absurdité d’une époque. Les jeunes enfants parviennent à rejoindre discrètement l’audience, et se glissent aux bancs réservés aux noirs, afin d’assister au procès. Comment ne pas être touché par ces visages d’enfants figés d’incompréhension devant le procès ? Il n’y a pas de preuve que l’accusé ait commis violence sur la victime, et le crime du viol n’est pas caractérisé en l’espèce. Pourtant, il semble que ce soit Atticus Finch, le coupable, le seul à devoir se justifier de défendre l’accusé. D’ailleurs, ses enfants ne cesseront jamais de vouloir protéger leur père, qu’ils sentent en danger et au-delà de sa tranquillité apparente, oppressé par son travail. En allant le voir à l’audience comme l’accompagnant pour rendre visite à la famille de l’accusé, ils se dressent également contre cette société ségrégationniste… qui ne cesse de le mépriser pour ses engagements.


Lors de sa plaidoirie, Finch désignera le coupable et déclarera son espoir que la décision judiciaire soit rendue dans la plus grande neutralité, pour le nom de Dieu, qu’ils croient Tom Robinson. De la présomption de l’immoralité, du mensonge et de la violence des noirs tel que connu pour les codes de cette société américaine, Finch remet en cause ces « vérités » proclamées comme telle. De véritables mensonges que l’avocat espère, seront jugés comme tels par les tribunaux, niveleurs de la société : parce qu’ils sont le symbole de l’intégrité du système du jugement par jury, et que s’ils doivent respecter un principe, c’est celui de l’égalité. La caméra suit le personnage dans ses gestes et déplacements, de manière ininterrompue, sans que l’on puisse apercevoir la supposée victime et le juge, toujours en hors champ. Il est seul devant l’hypocrisie d’un monde, se reposant sur des institutions perverties par des codes sociaux inégalitaires et discriminatoires.

Précédemment, les questionnements de Finch à Tom Robinson sont d’une puissance dramatique admirable : ne recourant presque pas au procédé du champ-contrechamp, les questions de Finch (en hors champ, encore une fois) sont répondues par l’accusé filmé en gros plan, la sueur sur le visage et pleurant de ce qui est dit sur lui. Un regard se porte sur ses frères noirs assis sur les bancs, puis la caméra revient sur ses expressions de visage. Le regard humaniste de Mulligan a tout de celui d’un Frank Capra, utilisant le classicisme de sa mise en scène, pour sublimer les émotions ressenties par ses protagonistes comme les thématiques familiales. Nous n’avions pas pu apercevoir l’accusé auparavant dans le film, nous le voyons en quelques minutes s’exprimer. Il n’y a plus de doutes, ce n’est pas un coupable, c’est un homme ayant su faire preuve de compassion : il caractérise comme l’enfant, l’oiseau moqueur. L’audience prenant fin, l’avocat se lève après que les blancs soient sortis, et les noirs se lèvent en guise de remerciement, de gratitude. Le plan d’ensemble résume très bien la situation, l’avocat blanc du bas défend ceux du haut, à nouveau victimes de la ségrégation raciale… dans un silence de cathédrale, il quitte le tribunal. Tout a été dit mais la justice reste à être faite, il semble qu’il ne gagnera pas le procès, comme il le dit lui-même.

Atticus Finch ressort de l’audience, lessivé mais remercié

Du Silence et des ombres est également un film sur la lâcheté communautaire, reproduite au sein d’une société en crise, traversant l’une des périodes les plus difficiles de son histoire, entre pauvreté, chômage, discrimination raciale et le manque d’institutions sociales, si bien évoquée dans les Raisins de la Colère de John Ford en 1940, adaptation du roman de Steinbeck. L’introduction du film présente au tour à tour les problèmes inhérents à cette société, de la faiblesse intellectuelle des un et des autres, du manque d’encadrement socio-économique des voisins de Finch jusqu’au préjugé racial de l’enfant voisin : la société dégénère, et il n’y a pas vraiment de piliers pour la relever. Exactement comme pour le génialissime Fury (1936) de Fritz Lang, et plus tard dans des films du Nouvel Hollywood comme la Poursuite impitoyable (1966), le communautarisme américain amène à justifier toutes les horreurs possibles : condamner l’innocent puisque la société le dit coupable, diffamer en justice, brûler l’autre à défaut de se faire brûler. Il convient ainsi de s’attaquer à l’invisible, celui n’appartenant pas au groupe social, ce qui est évidemment le cas d’Atticus Finch mais surtout, la position de Boo Radley en société, inexistante. L’oiseau moqueur est ainsi : l’enfant, le racisé, et l’asocial constituant trois symboles, soit la perte de l’innocence, le racisme et la xénophobie.
Paradoxalement, c’est celui ne se révélant que la nuit, à la fausse apparence effrayante qui est l’ange gardien tapis dans l’ombre des quelques américains ayant su conserver du peu de leur humanité. Sauvant in extremis les enfants à la fin du film, il rétablira la justice en éliminant le vrai coupable, à défaut d’avoir peut-être perdu son innocence. C’est là tout le dilemme, que l’on retrouve dans le film de Fritz Lang également, comment réagir devant l’injustice complète ? Finch répondra en disant, qu’il ne faut abattre le problème que lorsqu’il devient incontrôlable et s’attaque personnellement à la victime, à l’occasion d’une scène où il abat avec son fusil un chien enragé. Boo Radley se verra pardonné de son crime, ayant tenté de protéger Scout et Jem, et l’on modifiera la vérité pour la bonne cause. Certes, cette réflexion n’est pas nécessairement la plus pertinente ni la plus judicieuse, mais devant l’incontrôlabilité de cette société en rage, presque progressive ici, Finch se devant de rester sur ses gardes de plus en plus au fil du film, que trouver comme solution si la justice n’est pas faite. La société américaine, comme les institutions, justifie le tout du communautarisme, que ce soient les inégalités ou la violence, tant que la majorité suit, il faut suivre. C’est le plus grand drame du film.

Finch s’apprête à tuer le chien enragé : l’incontrôlable, pour sauver les siens

L’œuvre de Robert Mulligan est à ranger parmi les grands classiques du cinéma américain, et évoque si bien tant de problématiques intéressantes, comme le sentiment d’appartenance au groupe ou les mouvances de discriminations perpétuées aux Etats-Unis, n’ayant jamais quitté les sociétés, encore aujourd’hui. L’adaptation cinématographique du roman de Lee peut être qualifiée de classique puisqu’elle en reprend les principaux effets (la voix-off couvrant le point de vue de la narratrice, également Scout dans le livre), mais il serait bien dommage de nier ses qualités cinématographiques. De la puissance de jeu des acteurs, à la lumière du chef-opérateur jusqu’au cadrage, souvent symbolique, Du Silence et des Ombres est un film de procès merveilleux. Histoire de rappeler, qu’il est essentiel de garder un peu de son âme d’enfant, de son innocence, pour ne pas sombrer dans les mécaniques sociales les plus perverses…

Du Silence et des ombres disponible en DVD/Blu-ray et VOD.

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