Si vous n’avez pas vu le film, on vous conseille de revenir découvrir cet article plus tard. Attention spoilers.
Il existe des films comme Salo ou les 120 journées de Sodome, qui justifient à eux seuls la question de l’analyse : quelle est l’intention de l’auteur, s’agit-il d’un film appréciable ? Des questions que le spectateur est susceptible de se poser, tant l’œuvre de Pasolini reste aujourd’hui un traumatisme de cinéphile. Salo pose la question de l’appréciation de l’Art dans sa représentation de la cruauté humaine, ici poussée à l’extrême, et adaptée de l’écrit du Marquis de Sade entre 1782 et 1785 sur le sado-masochisme. On y retrouve la même trame scénaristique, puisqu’il s’agit de suivre les 120 journées de quatre maîtres qui assouvissent leurs désirs et fantasmes les plus vils. La différence étant qu’avec Salo, le récit se passe pendant la période du fascisme italien, entre 1943 et 1945, où le Duce Mussolini régnait encore avec sa république sociale « Salo ».
Ainsi, le film évoque les exactions de cette milice proclamée par le Duce après la libération du pays par les Nazis, dans la ville de Marzabotto, entre viols, coprophagie, torture physique et psychologique assénée sur ces huit victimes enlevées par les fascistes. Salo n’est donc pas un film appréciable au sens propre du terme, puisqu’il s’agit d’une œuvre terrifiante sur la monstruosité de l’homme, abusant de son pouvoir hiérarchique, pour assouvir ses obsessions les plus perverses. Le long-métrage de Pasolini pose ainsi la question suivante : si le spectateur ne peut prendre plaisir à regarder ces horreurs, n’est-ce pas la terreur suscitée à son encontre qui fait de ce film, un long-métrage abouti ? Pasolini confronte l’horreur en plusieurs cycles : d’abord le vestibule de l’Enfer, puis le cercle des manies, le cercle de la merde, et le cercle du sang. Salo est un film indéniablement psychologique, l’horreur comme la descente aux enfers restant progressive. Il s’agit avant toute chose, d’un film sur le sadisme humain. Pendant les premières vingt minutes, les fondus s’enchaînent et l’émotion sur les visages paraît déjà inexistante, littéralement figée. La séquence de sélection des victimes par les quatre seigneurs est évidemment terrifiante, les bourreaux sadiques leur imposant de se déshabiller afin de choisir les modèles sur lesquels ils assouviront plus tard leurs désirs. Plus tard, arrivés devant la demeure, les seigneurs proclament leur code établissant les règles de cette nouvelle communauté. Nous sommes avertis, l’horreur ne fait que débuter. Entre temps, un garçon a déjà tenté de s’échapper, mais rattrapé ensuite par les soldats fascistes qui l’abattent. De l’illégalité totale de cette communauté, le monde n’a plus connaissance de l’existence de ces jeunes. S’en réjouissent les sadiques, aux sourires glaçants et rires résonnant déjà dans les recoins de la demeure. Usant du panoramique à répétition, Pasolini retranscrit le silence des environnements, le calme inquiétant des extérieurs où l’on ne peut entendre la domestique crier plus qu’une autre, et encore moins les élus séquestrés dans la demeure. Le vestibule de l’Enfer est celui duquel personne ne réchappe.
Commence alors le cercle des manies, où les seigneurs tentent de répandre le Mal toujours un peu plus dans la demeure, et même de contagier les victimes. Salo évoque de manière très explicite, l’abus de position. Cela est d’autant plus pertinent qu’à cette période, entre camp de concentration et extermination, l’homme n’a cessé de profiter de son pouvoir pour soumettre les autres aux horreurs les plus terribles. Ici, des récits pornographiques racontés par la narratrice aux victimes, proche de la représentation des jeunes enfants que l’on tranquillise, les habituant à écouter et imaginer ces fantasmes sexuels, la seule fin n’est que de réaliser ses fantasmes personnels. Entre attouchement, viol pendant une scène de repas terrifiante de silence, et de rires provoqués par les uns et les autres, jamais il n’y a d’érotisme dans Salo, seulement du traumatisme. Quand l’homme accède au pouvoir, il se permet toutes les cruautés possibles, et il convient de penser que Pasolini souhaitait représenter cela. De l’impudence de refuser, l’enfant recevra un châtiment telle une éducation sexuelle revisitée et imposée par les fascistes, à laquelle les enfants finiront par s’y habituer. Comment oublier ces visages où le Mal transparait à chaque seconde, ces filles dénudées où il ne convient plus que d’observer les attributs physiques des hommes et des femmes. Les manies sont là, elles sont déjà répandues, et le cercle vicieux peut se poursuivre….
Cependant, si Salo décontenance autant le spectateur allant jusqu’à le qualifier d’insupportable, d’abject, c’est parce qu’il joue sur le décalage entre la beauté et l’horreur. Il s’agit de disséquer la répugnance, lorsqu’elle interrompt toute forme éventuelle de beauté. De la musique au piano accompagnant les récits de la narratrice, les insanités ne cessent de hanter notre esprit et finissent par dépasser la qualité artistique de la composition musicale. Ce n’est pas un hasard si le film se termine sur une valse que tentent de danser deux soldats fascistes, l’Art à nouveau détérioré par la pourriture humaine, malgré l’arrangement magnifique d’un Ennio Morricone très inspiré. D’ailleurs, les cadres de Pasolini ne semblent jamais avoir été aussi parfaits que dans ce film, quitte à retrouver la même composition de plan de cette pièce où les histoires sont contées, donnant l’illusion d’une fausse harmonie au sein de cette communauté établie de toute pièces par les seigneurs. L’émotion n’est pas permise, les victimes doivent se laisser faire et la narratrice se doit de raconter dans la plus grande minutie les détails afin de satisfaire les maîtres. La notion de cycle est reprise dans ce film, bien sûr par l’idée même de cercle que l’on ne finit pas mais que l’on poursuit, basculant dans une noirceur et cruauté plus obscure, mais surtout par cette réminiscence des mêmes obsessions : du physique (également la contemplation de soi par les miroirs), de la nourriture qu’elle soit saine ou fécale, à l’idée de garder en sa possession son animal en laisse et d’en rester le maître. La perfection technique de Salo fascine et répugne à la fois, et lorsque l’émotion est présente ; à l’image de ces séquences où l’une des jeunes femmes appelle à l’aide à une autre durant le récit de la conteuse, elle disparait très rapidement pour de nouveau laisser place à la terreur.
Le cercle de la merde est le point culminant du traumatisme, dont se souvient la majorité des cinéphiles après la découverte du long-métrage de Pasolini. Dissimuler le vice et la perversité de manière lâche, mais pas éternellement. Des cérémonies de mariage aux costumes bien taillés et autres déguisements farfelus, les seigneurs ne sauront cacher davantage leur perversité en rendant responsables les autres. Une scène du film paraissant peu importante résume assez bien tout cela, l’un des seigneurs propose à la narratrice des histoires sexuelles, de raconter sa rencontre avec l’un des seigneurs, et l’inquiété passe du fantasme au dégoût envers sa propre personne. Salo évoque ainsi la lâcheté humaine. Une réflexion tout à fait fausse et absolument terrible est prononcée par l’un de ces maîtres, se réjouissant du mal-être d’une des jeunes femmes victimes de la torture, ayant perdu sa mère qui avait essayé de la protéger, il lui répond qu’il n’est que possible de se réjouir de la mort de sa mère parce que la naissance n’est que l’aboutissement d’un orgasme. L’homme ne revient plus qu’à cela, prendre plaisir devant la souffrance de l’autre, puisqu’il est né d’un plaisir auquel il n’a pas été convié. Ainsi, pourquoi ne pourrait-il pas lui aussi s’incorporer dans ce qui ne l’appartient pas, se nourrir de la souffrance de l’autre ? L’humanité n’est plus qu’un cercle de merde, absolument lâche et réduite à se nourrir des mets de l’autre : il n’y a plus d’émotion, plus de ressentiment, se nourrir d’excréments comme de vide, le corps tremblant et figé.
De ce théâtre maléfique, les costumes ne peuvent plus masquer la répugnance de ses êtres, se nourrir de l’autre comme se nourrir de la merde : ne vivre plus que par lâcheté et désintéressement. La dernière partie du film est la synthèse du film, le climax d’autant plus perturbant qu’il nous invite, pour la première fois sur les deux heures de film, à être témoin du spectacle horrifique extérieur. Il ne s’agira pas d’être spectateur direct de ces exactions, mais de les observer par les jumelles d’un maître, de passer d’une victime à une autre, et de constater les châtiments par le biais d’une fenêtre. Des victimes punies pour avoir dissimulé leur semblant de vie parallèle, entre la jeune femme ayant su conserver la photo de son ancien amant, le jeune homme continuant de visiter la domestique noire, tout cela n’est plus et c’est la république de Salo qui triomphe. Le cercle de sang est observé tantôt par jumelles, tantôt par ces plans larges, ou rapprochés, entre œil arraché, scalp et organe génital retiré. Le code de la communauté n’a plus de sens, il s’agira de punir les fautes graves jugées comme telles par les maîtres. Témoins de ces horreurs, nous en sommes également les victimes, propulsant Salo au rang de l’horreur cinématographique. La conteuse se suicidera dans le calme le plus absolu, en hors champ. Les organes seront arrachés en silence, nous n’en apercevrons que les expressions de terreur des personnages, alors qu’une jeune femme crie dans un désespoir absolu, l’abandon de Dieu.
Se sentir lâche suite au visionnage de Salo n’est pas anormal, puisque le spectateur est le témoin impuissant de ces atrocités perpétrées par les fascistes. Avec Théorème, Pasolini évoquait les désirs inassouvis et le vide de l’existence humaine qu’il faut combler. Salo n’est rien d’autre que la représentation extrême de la cruauté humaine, de la déshumanisation progressive. Clamer que l’œuvre de Pier Paolo Pasolini est un des pires films de l’histoire du cinéma ou un film dangereux est une erreur totale. Le réalisateur décédera peu de temps après la sortie du film, laissant son œuvre au panthéon du cinéma d’horreur psychologique, inspirant des long-métrages comme l’inquiétant Midsommar d’Ari Aster ou le cinéma de Gaspar Noé. Une œuvre extrême donc, dont on ne ressort pas indemne.
Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, 1h57, avec Paolo Bonacelli, Giorgio Cataldi, Umberto P. Quintavalle