Dans Pas de vagues, le récit reflète les expériences intimes de Teddy Lussi-Modeste, réalisateur et co-scénariste avec Audrey Diwan, à travers le personnage de Julien, interprété par François Civil. Julien, pédagogue, se retrouve accablé d’accusations de harcèlement, ourdi par une élève, Leslie. Au seuil du second acte, une collègue adresse à Julien ces mots incisifs : “Tu as payé des kebabs avec ton fric, parce que oui, c’est ça l’origine du problème.” Assurément, ce kebab cristallise les tourments à venir. Ce simple repas offert gracieusement par le professeur à cinq élèves de sa classe, dans l’optique de les encourager à persévérer, devient le déclencheur des calamités. Deux élèves évincées de ce moment de convivialité manipulent Leslie pour accuser son enseignant de harcèlement, lui ayant fait des avances implicites à connotation romantique durant son cours, dans le but d’illustrer une définition de mot. Si ce mets symbolise le pivot des tourments pour le protagoniste, une analyse minutieuse révèle qu’il résume l’ensemble des dysfonctionnements de ce long-métrage bancal.
Dans la composition d’un kebab, la salade se présente comme un ingrédient essentiel. Tel un équilibre dans un plat, elle sépare deux univers, deux saveurs distinctes. Cependant, dans ce récit cinématographique, le réalisateur omet d’intégrer cette verdure à sa trame. Le point de vue de Leslie sur les événements est inexplicablement absent. Cette jeune fille taciturne, marquée par les séquelles de sa famille, mérite pourtant une attention particulière. Son père disparu, son unique rempart reste son frère aîné, un modèle toxique et possessif, usant de menaces et de vulgarités. Il exerce un contrôle absolu sur sa sœur, allant jusqu’à l’agression lorsque celle-ci refuse, bouleversée et gênée, de répondre aux interrogations de la CPE. La domination qu’il exerce au sein du foyer est telle que même leur mère n’ose contester ses desseins, craignant des représailles. Cette dimension cruciale est négligée. Bien que les scènes la mettant en présence soient souvent filmées en contre-champ, et que l’on perçoive des suggestions de ses réactions, il reste une curiosité non assouvie quant à sa vie en dehors des murs. Pourquoi ne pas explorer certaines de ses discussions avec Océane, son amie exemptée du kebab, qui la pousse à accuser son professeur ? Au lieu d’ajouter cette touche de salade pour confronter deux perspectives et éclairer la manière dont les dynamiques familiales influent sur les opinions, les émotions et les aspirations d’un enfant – aspect essentiel dans ce récit où toute accusation repose sur une perception subjective d’un acte – le réalisateur se concentre exclusivement sur le parcours du professeur.
Lorsque Julien dit à Océane : “Oui, je ne t’ai pas apporté l’attention dont tu avais besoin”, cela peut être interprété comme un aveu. Un aveu fait au spectateur pour signaler qu’il ne faut pas attendre davantage de points de vue ? Un aveu pour nous indiquer qu’il ne se penchera pas plus sur ce personnage, ou sur ces personnages ? Ça semble être un aveu de faiblesse qui se questionne. Si c’est ce qu’il voulait faire, très bien, mais c’est de ce fait biaisé.
En l’absence de fraîcheur de la salade, l’excès d’oignons se fait prédominant. Or, l’oignon cru en excès embue d’une désagréable odeur. À travers le récit de Julien, Lussi-Modeste cherche à transmettre son expérience, ce qui lui est arrivé. Cependant, limiter son récit à son propre point de vue révèle un manque de distance critique et témoigne d’un narcissisme déconcertant. Malgré sa critique de l’inaction du principal du collège face aux menaces de mort proférées par le grand frère, aucune nuance n’entache cette décision, qui pourtant pourrait être justifiée. Leslie est dépeinte comme une adolescente frustrée et renfermée, soulevant des problèmes sans jamais se défendre, et le regard empli de pitié de François Civil à son égard n’incite guère à la compréhension. Choqué et précautionneux, il n’aborde jamais la situation avec elle aussi brutalement qu’avec d’autres élèves. Il n’est pas surprenant que certains spectateurs la qualifient de “petite conne”, tant son portrait est empreint de fragilité. Surtout qu’elle ne répond jamais aux questions qui lui sont posées. Certes, c’est sa caractérisation, mais comme évoqué précédemment, une simple discussion en aparté avec ses camarades les plus proches, à l’abri des oreilles adultes, aurait largement évité ces réflexions abjectes que certains peuvent avoir en salle – nous sommes des adultes, nous n’avons pas à insulter, même intérieurement, des enfants. La subtilité fait cruellement défaut. L’adhésion à la vision et aux jugements du cinéaste ne fait qu’exacerber ce ressenti.
Heureusement, une pointe de tomate offre une douceur bienvenue (quoique relative). Tout est orchestré pour éveiller notre compassion envers Julien. Le choix de François Civil pour ce rôle en est un exemple marquant. Cet acteur a su former et entretenir une fanbase adolescente, souvent grâce à des rôles de beau-gosse charismatique (il incarne tout de même d’Artagnan), de blagueur souriant voire un peu benêt (chez Cédric Klapisch ou Igor Gotesman), ou encore de fou amoureux beau-gosse charismatique et blagueur dans des comédies romantiques comme Mon Inconnue. Il n’est donc pas surprenant que sa présence suscite la sympathie et que de nombreux adolescents se déplacent en bande pour découvrir ses films.
Ici, on peut considérer qu’il est en contre-emploi. Au départ, Julien est ce professeur apprécié de tous (du moins de ceux qui ont apprécié leur kebab gratuit). Les élèves participent activement, une ambiance agréable prédomine, et il fait preuve d’aplomb en gérant avec brio les questions délicates posées par ses élèves. Par exemple, lorsqu’un élève lui demande : « la rose du poème peut-elle représenter le sexe féminin monsieur ?», Julien répond avec tact : « c’est une métaphore, cela peut aussi bien représenter cela comme quelque chose d’autre ». Ses seuls manquements semblent avoir été une maladresse dans certains mots utilisés, comme l’utilisation du terme “fraîche” pour décrire l’eau qu’il boit, mais que l’élève interprète à tort pour elle, et le choix de certains favoris pour déguster un kebab. Le contre-emploi intervient dans le troisième acte, le protagoniste devient Eminem, enchaînant les punchlines pour contre-argumenter toutes les tacles et réflexions qui lui sont faites par les élèves, ses collègues et autres. Il devient sa propre défense, et c’est assez jouissif à découvrir.
La révélation de son homosexualité plus tard dans le récit à ses collègues constitue, selon le scénario et ses collègues, un argument suffisant pour plaider son innocence si seulement il l’avait dit plus tôt, c’est ce que semble suggérer Teddy Lussi-Modeste. Il est cependant essentiel de souligner que cela reflète l’opinion de l’auteur lui-même. Suggérer qu’un individu homosexuel devrait bénéficier d’une présomption d’innocence dans de telles circonstances est absurde et dangereux. Enfin, la situation est un peu plus complexe. Certes, on nous précise bien que sur le moment ça n’a pas d’incidence, mais dans la multitude de maladresses que présente le long-métrage, il est difficile de ne pas interpréter ces remarques comme un sous-entendu du type “si tes élèves avaient su que tu es gay, personne ne t’aurait soupçonné”. Ce n’est pas explicitement dit, mais c’est ainsi que cela peut être compris.
De plus, le personnage de son compagnon Walid (interprété par Shaïn Boumedine) incarne l’ami idéal, tandis que Julien se trouve dans une précarité financière grandissante, ses collègues lui tournant le dos. Tous ces éléments convergent pour susciter notre sympathie pour Julien. Cependant, cela est regrettable, car d’autres aspects méritent exploration pour enrichir le récit et éviter une partialité excessive.
Le pain qui enveloppe l’ensemble est quant à lui d’une qualité appréciable. Bien qu’il évoque son expérience personnelle, le cinéaste cherche à partager son vécu en tant que professeur, à aborder les problématiques inhérentes au système éducatif français – notamment en ce qui concerne la protection des enseignants par les établissements scolaires, et plus encore par l’Académie et le gouvernement. Dans un contexte brûlant où seulement quelques mois séparent la sortie du long-métrage des tragiques assassinats et agressions subis par des enseignants, comme Agnès Lassalle, poignardée à mort en plein cours par un lycéen de 16 ans, Dominique Bernard, assassiné sur son lieu de travail à Arras, ou encore l’effroyable assassinat de Samuel Paty, décapité peu après avoir quitté son collège, il est indéniable que le système éducatif traverse une période d’instabilité et de sous-protection criante.
Le titre Pas de vagues n’est pas anodin. Il représente une injonction souvent entendue par les enseignants, les enjoignant à garder profil bas et à s’abstenir de prendre position sur diverses questions. Cette expression a même donné naissance au hashtag #PasdeVagues, symbolisant l’abdication de la hiérarchie face aux problèmes rencontrés avec certains élèves, parents, voire la hiérarchie elle-même. À travers ce titre et les confrontations du personnage de Julien avec sa hiérarchie, nous ressentons le besoin impérieux du cinéaste de s’exprimer sur ce sujet et de critiquer ce système en déroute. Cette dimension est particulièrement pertinente. Cependant, le pain ne saurait occulter la toxicité de la viande.
Il est rare de trouver une viande de kebab de qualité : la grande majorité du temps, elle est surgelée et d’une qualité diététique douteuse. Ici, elle suscite nausées et dégoût. Bien qu’impressionnant, le fait de retrouver Audrey Diwan, réalisatrice de L’Événement et scénariste de L’Amour et les Forêts, à la co-écriture n’est pas nécessairement surprenant, étant donné qu’elle a également co-écrit Bac Nord, offrant une représentation peu flatteuse des banlieues. Ici, nous assistons à une tambouille similaire. Les jeunes sont dépeints comme des monstres, des sauvages, dans une vision désolante des quartiers défavorisés. Il y a bien sûr des exceptions, comme l’un des chouchous du professeur qui apprend à écrire, ou encore la déléguée de la classe qui, par sa fonction et sa répartie, semble avoir un peu de jugeote. Pour la grande majorité de ses élèves et des autres enfants de la cour de récréation – comme ceux qui tirent avec leur ballon sur la tête de Julien –, ils sont dépeints comme ce jeune énervé de Bac Nord qui se calme et devient amical dès lors qu’il entend du Jul dans la voiture.
Le fait que le grand-frère de Leslie devienne l’antagoniste menaçant de Julien est compréhensible, son archétype, bien que caricatural, reflète une réalité. Mais transformer tous les élèves de la classe (voire de l’école) en menaces pour Julien est non seulement une facilité, mais également contre-productif. La scène où tous les élèves vont respectivement lancer sur leur téléphone une vidéo privée d’une soirée où l’on voit Julien danser dans le but de l’humilier est agaçante en plus d’annuler la mise en place d’une petite nuance introduite plus tôt où l’un des élèves de la classe ne veut pas aller au tableau et répondre à son professeur par peur de représailles de sa classe. Une scène qui montrait que toute la classe n’est pas forcément entièrement solidaire avec ce qui se passe. Mais Pas de vagues ne fait que ça. Il passe son temps à revenir en arrière dans le but de créer des scènes chocs et donc des traumatismes pour le professeur. Les menaces se succèdent au point de perdre toute signification ou de devenir un amalgame indistinct.
Notre mets se métamorphose en une enveloppe claire, mais légèrement carbonisée, un assemblage d’ingrédients dont les saveurs s’évanouissent dans nos bouchées. Teddy Lussi-Modeste semble hésiter quant au récit à partager et à la manière de le narrer. Le long-métrage se révèle être une tromperie sophistiquée, feignant de délivrer un message crucial sur les conditions de travail des enseignants, tout en nourrissant des préjugés et des représentations toxiques dont nous pourrions aisément nous passer. Est-ce intentionnel ? Espérons que non. Est-ce raté ? Assurément. Surtout lorsque la conclusion de cette heure et demie, cette parcelle d’aluminium croquée par inadvertance, oscille entre une séquence d’attaque agitée avec des élèves mal éduqués se comportant comme des animaux (écœurante) et une scène de danse et de joie où un Julien euphorique semble s’en être sorti indemne. Ce dernier plan est un flashback, il s’agit de l’intégralité de la vidéo que les élèves possèdent sur leur téléphone. Le montage ici, laisse à penser que l’on doit plaindre ce pauvre petit professeur qui était heureux avant tout ça. A-t-il réellement bien tourné les choses ? Si non, comment peut-il réaliser ce long-métrage ? Si oui, pourquoi alors ne propose-t-il pas de solution au problème ? Pas de vagues prend pour cible, vise, tire, mais la balle est toujours en route.
Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste, 1h32, avec François Civil, Shaïn Boumedine, Bakary Kebe – Au cinéma le 27 mars 2024
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Louan Nivesse4/10 Passable
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Vincent Pelisse5/10 Mid (comme disent les jeunes)
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Kimly Del Rosario5/10 Mid (comme disent les jeunes)