To Be or Not To Be est une comédie noire réalisée par Ernst Lubitsch en 1942. Alors que l’Amérique entre en guerre durant le tournage, avec l’attaque japonaise de Pearl Harbor, le cinéaste américain va écrire et réaliser cette excellente satire, teintée en permanence de la gravité du réel. Le film met en scène des comédiens polonais qui, dirigés par le couple formé par Joseph (Jack Benny) et Maria Tura (jouée par Carole Lombard qui décède peu après le tournage) vont devoir lutter contre l’occupation nazie à Varsovie. Et rien qu’avec ce petit résumé de quelques mots on comprend ce qui fait toute l’importance d’un film comme celui-ci : réussir à faire rire tout en parlant de sujets comme le nazisme, la résistance ou encore la déportation. Cet entre-deux constant entre la fiction et la réalité est la plus grande qualité du long-métrage. Par fiction nous évoquons les dialogues humoristiques, le fait que les acteurs jouent littéralement des rôles durant le film ou encore les nombreuses inventions du scénario. Et par réalité nous entendons cette fois ci les bases crédibles sur lesquelles le scénario s’appuie : danger de mort constant, omniprésence de la gestapo ou encore discrimination à tous les niveaux pour de nombreuses « catégories » de population. Analysons ensemble comment cet équilibre fragile réussit à tenir, et à engendrer l’un des plus grands chefs d’œuvre du cinéma américain.
Dans la plupart des films, l’ouverture ou la scène d’introduction sert à poser le cadre et les personnages bien sûr, mais également une direction artistique et un ton. C’est justement le cas avec Jeux Dangereux (l’horrible titre VF que nous n’utiliserons plus) qui dans sa scène d’ouverture met immédiatement en valeur le fait de traiter de sujets sérieux et réalistes sur un ton léger et outrancier. L’invasion nazie en Europe est source de sketchs ou de gags, écrit d’ailleurs avec un sens de l’humour exceptionnel : le film bénéfice d’une des écritures les plus réussies que nous ayons eu l’occasion de voir. Les images d’archives qui ouvrent To Be or Not to Be sont en parties fausses ce qui rend la frontière entre fiction et réalité immédiatement floue. Même chose ensuite pour les comédiens parlant polonais : un narrateur brise le quatrième mur pour leur ordonner de parler anglais. On peut également citer le dialogue, quelques minutes plus tard, où Maria Tura demande à son mari d’être cette fois-ci devant lui sur l’affiche. Une fois de plus, le film brise le quatrième mur car dans la réalité Carole Lombard a dû négocier avec Jack Benny pour que son nom ne soit pas mis entre parenthèses sur l’affiche. Une réplique intéressante car au-delà de l’effet comique il s’y trouve quelque chose de plus intriguant : le fait de rappeler constamment que le film est une fiction, que la réalité ne sert que de support pour le cinéma.
Les horreurs de la réalité vont s’immiscer dans le récit au fur et à mesure notamment car le récit est constitué de deux parties fonctionnant en miroir. Dans la première on découvre les personnages, c’est-à-dire des comédiens qui jouent pour le plaisir et la gloire. Les événements de la Seconde Guerre mondiale vont donc transformer les personnages, les faire évoluer pour que dans la deuxième partie du récit ils doivent rejouer les mêmes scènes mais cette fois-ci pour survivre. Le principal changement entre les deux scènes sont donc les enjeux qui augmentent considérablement. Être un bon acteur n’est plus un objectif ou une possibilité, c’est une nécessitée pour l’ensemble des personnages. Endosser le rôle d’un autre devient donc pour eux le seul moyen de réussir leurs objectifs et de sauver leurs proches. On le voit particulièrement dans la séquence ou Joseph Tura doit pour la première fois endosser le rôle d’un colonel nazi, les enjeux n’ont jamais était aussi élevés et pourtant l’acteur s’en sort grâce à son sens de l’improvisation. La scène dérape pourtant lorsque Tura sort de son rôle en étant troublé par sa jalousie pour sa femme, à ce moment en sortant de ce rôle il perd donc le contrôle de la séquence. Et les conséquences peuvent être destructrices et mortelles pour l’ensemble de la résistance polonaise. Lubitsch montre que lors de périodes difficiles, certains ont l’obligation d’endosser des rôles difficiles pour faire le bien.
Et dans ce constant jeu de rôle où l’intégralité des personnages tentent de se mentir les uns aux autres, que ce soit le professeur Siletsky, les comédiens polonais ou encore certains nazis se cachant des informations entre eux, il y a un personnage qui se démarque justement par sa sincérité : Maria Tura. Alors certes au début du film on peut penser qu’elle joue un rôle en trompant son mari, sauf qu’elle ne ment jamais directement à Joseph Tura sur la situation. Et pendant tout le reste du film c’est la seule à ne pas jouer de rôle fictifs. Pour les missions d’espionnages elle incarne simplement Maria Tura, et elle n’a nul besoin de changer sa démarche, sa voix ou d’utiliser d’autres artifices. Ce personnage incarne une liberté et une forme d’émancipation des femmes, ce qui a d’ailleurs déranger des critiques des deux côtés de l’Atlantique à la sortie du film. La preuve de cette sincérité totale se trouve dans les scènes d’introduction : nous ne voyons jamais le personnage de Carole Lombard sur scène, elle ne joue donc jamais de rôle.
Ce qui est donc captivant avec To Be or Not to Be c’est que déjà en 1942 Lubitsch donne un condensé de ce qu’est le cinéma pour lui. Et comme d’habitude, vous connaissez la formule : c’est quoi le cinéma pour ce cinéaste ? C’est avant tout un cinéma qui entretient des relations très fortes avec le théâtre, Lubitsch ayant d’ailleurs déjà joué cette pièce (Hamlet) dans sa jeunesse. Mais c’est également un cinéma qui laisse une place importante à l’humour, les personnages et les situations sont très souvent comiques ce qui contraste avec les sujets sérieux de ses films. Même la fin, une apparente happy-end, dans laquelle Joseph Tura continue d’être un mari cocu, est tournée de manière à faire rire. La sexualité est l’un des thèmes récurrents dans les comédies de Lubitsch, qu’il développe par du sous-texte et des dialogues subtiles : la « Lubitsch Touch ». Nous vous conseillons sans hésiter cette œuvre qui est une porte d’entrée parfaite dans l’une des filmographies les plus riches de l’Age d’Or hollywoodien.
To Be Or Not To Be de Ernst Lubitsch, 1h39, avec Carole Lombard, Jack Benny, Robert Stack – Sorti le 21 mai 1947 en salle, repris le 5 avril 2023
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Enzo Durand10/10 This Is Cinema
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William Carlier10/10 This Is Cinema
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Kimly Del Rosario10/10 This Is Cinema
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