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The Wailing | Larmes de femmes dans un monde aveugle

Une chose qu’on peut reconnaître à Ester Expósito, c’est que l’actrice n’a pas choisi le chemin de la facilité. Après Élite, elle s’est surtout tournée vers le cinéma de genre. On l’a retrouvée dans le très moyen Vénus (Jaume Balagueró, 2022) ou encore dans le splendide film mexicain Lost in the Night (Amat Escalante, 2023). Cette fois, elle s’implique dans le projet du cinéaste Pedro Martín Calero, pour son premier film : The Wailing. L’histoire suit Andrea, Marie et Camila, trois femmes qui, bien qu’évoluant dans des pays et époques différents, partagent une expérience commune : une entité les poursuit. Parfois, elles entendent des pleurs.

Le cinéma espagnol, en dehors de figures comme Almodóvar ou Sorogoyen, a une résonance internationale limitée. Pourtant, là où il a su trouver une véritable niche, c’est dans le cinéma d’épouvante, où plusieurs réalisateurs se sont illustrés au fil des décennies. The Wailing pourrait bien être l’un de ses plus beaux représentants depuis des années.

Pedro Martín Calero, venu du monde du clip, imprime d’entrée une esthétique marquante. L’exposition d’Andrea (Ester Expósito) offre au réalisateur l’occasion de rythmer son film avec de nombreux morceaux musicaux, mais leur accumulation fatigue rapidement. Heureusement, cet excès trouve une justification : il prépare la première rupture brutale de ton lors de l’apparition du premier événement surnaturel. La musique, et plus largement le son, devient alors un atout majeur. Se déroulant à deux époques et dans deux pays différents, Calero parvient à distinguer avec aisance les nuances entre les différents récits. L’introduction frappe par sa puissance visuelle et son atmosphère suffocante. Marie (Mathilde Ollivier) et son groupe d’amis avancent vers une boîte de nuit, insouciants. À l’intérieur, la musique assourdissante noie les voix, et les jeux de lumière transforment l’espace en un tourbillon chaotique. Marie danse, mais à l’écran, tout se morcelle : des arrêts sur image se mêlent à des éclairs lumineux et à des instants d’obscurité totale, brouillant les repères. Peu à peu, une tension sourde s’installe. Une menace invisible plane, rendant les mouvements de Marie de plus en plus désarticulés. Puis, sans crier gare, la violence éclate. La scène reste étrangement silencieuse : aucun cri, aucune réaction. Les regards des autres glissent sur elle, absorbés par le bruit et les lumières, incapables de percevoir l’horreur. Dès ces premières minutes, le ton est donné : les héroïnes seront livrées à elles-mêmes face à une menace insaisissable, tandis que leur entourage, aveugle et sourd, restera incapable de comprendre leur détresse.

L’idée de briser le mouvement fluide de la danse pour y faire surgir le mal n’est qu’un des nombreux choix audacieux du réalisateur, qui rendent son film si déroutant. Parmi ces partis pris, l’utilisation ingénieuse des SMS pour instaurer la peur se distingue particulièrement. Andrea, installée à Madrid, entretient une relation à distance avec Pau, en séjour à Sydney. Leurs échanges de messages, retranscrits à l’écran par de grands blocs de texte, occupent une place centrale dans la narration. Calero joue habilement avec ce dispositif. Lorsque Pau remarque la silhouette d’un homme dans une vidéo qu’Andrea lui a envoyée, le spectateur est immédiatement entraîné à scruter l’arrière-plan, cherchant fébrilement à la distinguer. La tension monte d’un cran lorsqu’un long plan fixe s’attarde sur Andrea, seule dans sa chambre. Les messages qu’elle échange avec Pau s’imposent sur l’écran, masquant partiellement les zones sombres de la pièce et renforçant une incertitude constante. Cette menace, bien que palpable, reste insaisissable. Les textes, extradiégétiques, empêchent le spectateur de devancer Andrea. Comme elle, il reste dans l’expectative, ignorant si l’entité est encore là ou prête à surgir. Ce procédé, original et immersif, insuffle une fraîcheur saisissante à The Wailing, qui se démarque comme l’un des rares films d’horreur à exploiter avec brio les technologies du quotidien pour renouveler le genre.

Un autre moment marquant vient renforcer cette idée : la scène où Andrea lutte désespérément pour rester éveillée après avoir compris que la présence ne se manifeste qu’à travers un écran. Ce passage fait écho aux Griffes de la Nuit, où le protagoniste s’efforce de veiller pour affronter la menace. Épuisée après une nuit blanche, Andrea résiste au sommeil, scrutant son environnement à travers l’appareil photo de son téléphone, cherchant anxieusement la silhouette. Le réalisateur orchestre cette séquence avec une maîtrise impressionnante en jouant sur un double champ-contrechamp. Le premier oppose Andrea à son téléphone, tandis que le second bascule entre les perspectives de la caméra frontale et de la caméra arrière de l’appareil. Le montage, précis et haletant, intensifie la tension à mesure qu’Andrea alterne nerveusement entre filmer ce qui est devant et derrière elle. Chaque basculement de caméra accroît l’angoisse du spectateur, suspendu à l’idée que la présence pourrait surgir à tout instant. Va-t-on enfin voir cette entité hors des écrans ? Andrea tiendra-t-elle assez longtemps pour lui faire face ? Cette scène, d’une intensité redoutable, illustre parfaitement la capacité de The Wailing à maintenir une angoisse viscérale et à se hisser parmi les œuvres les plus innovantes du cinéma d’horreur contemporain.

The Wailing s’amuse avec les tonalités et les perspectives, dévoilant une facette inédite de son concept fantastique. En suivant Camila (Malena Villa), le film prend des allures de remake argentin du Voyeur de Michael Powell : Camila, armée de sa caméra, observe obsessionnellement l’expatriée Marie dans son quotidien. Ce choix narratif prend un sens troublant lorsque l’on sait que l’entité ne se manifeste qu’à travers les écrans. Chaque image capturée par Camila devient alors un potentiel piège pour le spectateur, qui scrute frénétiquement ses enregistrements, à l’affût de cette ombre menaçante. Calero pousse l’immersion encore plus loin en nous transportant dans un autre lieu et une autre époque : l’Argentine de 1998. Ce décalage temporel donne au spectateur une longueur d’avance sur les protagonistes, mais le réalisateur ne se contente pas de cette mécanique classique. Il détourne habilement les codes du genre pour mieux surprendre. Prenons la scène où Camila filme Marie, figée derrière sa fenêtre. Tout porte à croire que l’entité surgira à cet instant précis. Pourtant, rien ne se passe. Ce jeu de faux-semblants installe une tension durable, Calero alternant entre des apparitions brutales, presque évidentes, qui flattent l’ego du spectateur, et d’autres bien plus subtiles, presque imperceptibles, qui s’insinuent dans les scènes sans prévenir. C’est dans ces moments-là qu’émerge la figure inquiétante de l’entité : un vieil homme chauve, sinistre et implacable. Cette silhouette dérangeante semble se coller aux personnages, les poursuivant inexorablement. Elle finit par franchir la barrière de l’écran, allant jusqu’à établir un contact physique glaçant. Avec cette approche, The Wailing réinvente les attentes du cinéma d’horreur, jouant à la fois sur l’anticipation et la surprise pour maintenir une tension omniprésente.

Ce qui fait de The Wailing un film d’épouvante remarquable, c’est la manière dont Pedro Martín Calero comprend son public tout en maîtrisant les possibilités et les limites de son récit. Il ne cherche pas à prouver qu’il est plus intelligent que nous, mais plutôt à anticiper nos réactions et à jouer avec nos attentes. L’une de ses trouvailles les plus ingénieuses repose sur l’utilisation de fausses pistes. Par moments, des informations sur le mal qui tourmente les jeunes femmes nous sont données, mais elles restent floues. Cela nous pousse à interpréter et à extrapoler en fonction de schémas narratifs classiques. Par exemple, lorsqu’on apprend que la mère de Marie a vécu la même chose qu’elle, on suppose immédiatement qu’elle est morte, imaginant une malédiction héréditaire. Pourtant, le film ne le confirme jamais. Cette incertitude s’installe, et au moment du climax, le choc est brutal : la mère de Marie réapparaît. Cette révélation déjoue nos attentes, renverse nos hypothèses et amplifie l’impact émotionnel du récit. En jouant ainsi avec les zones d’ombre, Calero nous plonge dans une angoisse où tout semble possible, rendant l’expérience du film inoubliable.

Le scénario de The Wailing est brillamment construit, avec une tension qui monte progressivement et des passages horrifiques parfaitement exécutés. Le climax du film, où Marie décide de confronter les sanglots provenant d’un appartement abandonné, atteint des sommets d’épouvante. La scène rappelle fortement It Follows, notamment lors de la première apparition tangible de l’entité. Dans la pénombre, alors que Marie tente de reprendre ses esprits, l’homme émerge soudainement de l’ombre. Sa silhouette massive et menaçante marque la première confrontation directe avec la présence. Cette séquence reste l’un des moments les plus glaçants du film et en fait l’un des plus marquants de ces dernières années. Mais le long-métrage ne se contente pas de l’épouvante pure. Il offre également un discours puissant sur les violences subies par ces trois femmes, et par bien d’autres. La réplique « Not all men », utilisée pour minimiser les violences systémiques, trouve un écho ici. En effet, aucun homme ne soutient réellement les protagonistes, à l’exception de Pau, qui sera d’ailleurs le seul à subir l’oppression de l’entité. Les parallèles avec les violences sexistes et sexuelles (VSS) sont omniprésents. À travers les dialogues et les situations, le film montre le manque de soutien ressenti par les trois femmes, souvent accusées d’être « folles » ou simplement traumatisées par des événements extérieurs. L’entité, éthérée et invisible, ne prend forme que lorsqu’elle entre en contact avec les victimes précédentes. Le message est saisissant : la parole d’une femme seule est rarement prise au sérieux par la société. Il faut que des dizaines d’autres témoignent pour que leur parole soit enfin entendue. Et, dans cette dynamique, les hommes ne sont jamais responsables, mais ce sont toujours les femmes qui sont jugées hystériques, visionnaires ou trop dérangeantes pour qu’on les prenne au sérieux.

Le film se termine à Bruxelles en 2023, où Lisbeth (Blanca Valletbo), la sœur de Marie, subit à son tour cette « malédiction ». Pourtant, une lueur d’espoir apparaît. La meilleure amie et la mère d’Andrea viennent lui dire qu’elles croient en son histoire. Les sanglots ne sont plus ceux des esprits victimes des hommes, mais les larmes de soulagement de Lisbeth, qui trouve enfin du soutien. Aucun homme n’intervient ici : ce sont les femmes qui, par leur solidarité, lui offrent un espace pour parler et être entendue.