Le cinéma de Gregg Araki suscite un mélange d’admiration et de perplexité, tout comme son film précédent, The Living End. Sorti en 1993, Totally Fucked Up incarne l’anarchie et la contestation, caractéristiques de cette époque charnière du cinéma queer. Dans la lignée des cinéastes radicaux, à l’instar de Jean-Luc Godard, Araki s’approprie le langage cinématographique pour donner une voix à une jeunesse confrontée à l’homosexualité, au SIDA, à la violence homophobe et à l’aliénation.
L’approche fragmentée de Totally Fucked Up transcende le simple choix de réalisation pour nous immerger dans l’univers morcelé des protagonistes. Les vidéos enregistrées par le personnage de Steven, en qualité amateur, constituent un élément narratif à part entière. Ces enregistrements dévoilent les questionnements d’Andy concernant la sexualité, ses angoisses et ses incertitudes. Dans un autre registre, Tommy, personnage résolument désinhibé, décrit la sexualité comme un « petit moment de paradis dans cet enfer terrestre« . Cette fragmentation narrative permet d’explorer l’intimité de chaque personnage, les exposant dans leur vérité la plus brute, créant ainsi une connexion émotionnelle profonde entre nous et les protagonistes. L’authenticité de la vie des adolescents homosexuels est manifeste à travers les thèmes abordés. Le SIDA occupe une place centrale, reflétant les préoccupations de l’époque. Andy, pris au piège de la dépression et de la morosité, incarne les peurs et les incertitudes qui planent sur la jeunesse queer face à la menace du virus. Les allusions à des actes de violence brutale et sadique dirigés contre la communauté homosexuelle locale ancrent le film dans une réalité sombre et crue. Le contraste entre le nihilisme d’Andy et les aspirations romantiques de Michelle et Patricia, un couple lesbien, témoigne de la diversité des expériences queer, renversant les stéréotypes.
L’esthétique visuelle de l’auteur imprègne chaque plan du film. Les vastes panoramas de parkings déserts et de rues sombres, ornés de graffitis, évoquent l’aliénation qui ronge les personnages. Ces décors post-apocalyptiques forment un contraste saisissant avec les entretiens en vidéo amateur, créant ainsi une dissonance entre la solitude individuelle et le sentiment d’appartenance à une communauté. Les protagonistes se tiennent fréquemment sous d’immenses panneaux publicitaires, symbolisant le rejet de la société capitaliste. Ces éléments visuels, conjugués aux hommages rendus à Godard, expriment la colère et le désir de transformation d’Araki. Ainsi, l’influence de Godard se manifeste non seulement dans la fragmentation narrative, mais aussi dans l’atmosphère générale du long-métrage. Les personnages rappellent ceux de Masculin Féminin, jeunes, marginaux et désenchantés. L’intrigue romantique de Randy avec un potentiel partenaire (Alan Boyce) évoque les diverses relations dans l’œuvre de Godard. Cette référence à Godard permet à Araki de capturer la complexité des interactions humaines, soulignant que l’acceptation de sa sexualité ne garantit pas une protection contre les tourments émotionnels.
Les relations entre les personnages sont au cœur du récit. L’unité du groupe face à l’adversité est un thème récurrent, symbolisé par les plans larges de parkings vides et de rues sombres, où les protagonistes se serrent les coudes. La narration fragmentée évolue progressivement vers une histoire linéaire, mettant en lumière les défis et les intrications des relations humaines, tout en renonçant aux dénouements heureux en faveur d’une exploration authentique des émotions humaines. Le cinéaste évite de sombrer dans le nihilisme en insufflant une dose de compassion et d’humour à son film. Outre les sujets difficiles, les personnages se soutiennent mutuellement, créant des moments de chaleur et de légèreté. Le duo lesbien apporte une touche d’humour irrévérencieux, soulignant que la vie n’est pas qu’une succession de tragédies.
Le réalisateur parvient ainsi à équilibrer les aspects sombres du récit avec des instants de réconfort, offrant une représentation plus authentique et nuancée de la vie des jeunes homosexuels. Il convient de mettre en exergue l’impact sociétal de Totally Fucked Up au sein du mouvement New Queer Cinema. Comme The Living End – bien que moins populaire, l’œuvre a contribué à donner une voix à une jeunesse queer en quête de représentation. Il a remis en question les codes en exposant les réalités de la vie homosexuelle, tout en proposant une alternative aux récits aseptisés de l’époque. Le message d’Araki, selon lequel la vie vaut la peine d’être vécue malgré les épreuves, a profondément résonné auprès d’un large public, faisant de Totally Fucked Up une œuvre majeure du cinéma queer.
Gregg Araki a laissé une empreinte indélébile sur le cinéma queer. Sa franche exploration de ces thèmes et sa représentation réaliste des adolescents homosexuels ont influencé de nombreux réalisateurs contemporains. Le New Queer Cinema, quant à lui, a pavé la voie à une diversité de récits et de voix queer, continuant à remettre en question les normes établies et à donner voix aux communautés marginalisées. Mais comme il faut tout rebooter, créons l’Apocalypse et allons Nowhere.
Totally F***ed Up de Gregg Araki, 1h18, avec Susan Behsid, Alan Boyce, Craig Gilmore – Sorti en 1993