Robert Bresson disait à propos du Diable probablement qu’il souhaitait retranscrire « une civilisation de masse où bientôt l’individu n’existera plus ». Son cinéma prend soin des vaincus, il leur donne une humanité propre avant la condamnation fatale. Dans ce film, un étudiant parvient à se faire tuer pour ne plus avoir à subir les dégâts de l’individualisme, la destruction de toute notion d’écologie. Son groupe d’amis, très investi dans la lutte pour l’environnement proteste à l’église et contre le capitalisme. Mais lui se retire, observant à distance ceux qu’il pense aimer, et qui l’aiment. Ceux qui s’engagent.
Ce récit d’adolescence ne pouvait que convenir au réalisateur, développant au travers de ses œuvres la déréliction des hommes en société, perdant foi en leur parcours de vie et en l’humanité. « Le diable probablement » est une fin de phrase prononcée par un personnage avant l’irruption d’un accident de circulation en bus, ne sachant pas comment justifier autrement ce qui survient. Faut-il donner une cause à toutes ces injustices et au malheur du monde ? La mise en scène met la lumière sur les sujets et jamais les causes, parce qu’il n’y a pas de meilleure manière d’illustrer la situation de péril qu’en ne révélant pas toute l’ampleur des circonstances. Alberte, Hedwige et Michel voulaient s’occuper de Charles, mais rien n’a pu empêcher l’acte irréparable. Marchandant son désir de se faire tuer, il s’est fait tuer.
Les images télévisées concernent la disparition de la faune et de la flore et Charles regarde un poste une dernière fois avant sa mort. Rien ne change avant son départ. Des arbres s’écroulant férocement, Charles tire dans l’eau pendant qu’Alberte plonge dans son chagrin au lit. La représentation de la jeunesse n’est pas édulcorée, car chacun pense à son petit bonheur, à la meilleure manière de supporter la vie ou de la surpasser. L’individualisme revient très souvent dans le cinéma de Bresson et il consiste ici en une série de paradoxes. Des réactions contraires s’occasionnent quand l’un décide finalement d’agir en fonction de l’autre. Le marxisme prononcé des personnages se confronte par ailleurs à la recherche du plaisir de consommation malgré tout, les canettes de sodas laissées par terre et le vol en église occasionnant un emprisonnement d’autant plus prononcé du personnage dans son malheur.
Fin de civilisation mais croissance, ayez la foi dit le prêtre. Les yeux de ces jeunes font peine à voir, et Charles ne sait plus où se situer, quelle décision prendre, quoi penser. S’agit-il même de penser ? Idéaliste, il fait des promesses aux filles mais se désengage instantanément, souhaite acheter l’arme mais tente de se tuer avant de filer l’argent. Inconstant et imprévisible comme les dégradations contemporaines de toutes sortes, il incarne cette blessure générationnelle dans un entre-deux qui n’avance pas mais se consume de l’intérieur.
L’angoisse dépassionne les relations, mais ne pas s’angoisser reviendrait à ne rien faire et être aveugle. Cette bande de petits prophètes combat avec vigueur mais l’utilité de leurs actions est immatérielle et peu concrète, ignorée et exploitée par d’autres. Comme Dieu, Charles ne se sent plus intégré dans ces combats. Il veut retrouver sa soif de jeunesse, lutter sans avoir à se raccrocher au groupe. Profiter de la vie sans avoir à rendre de compte. Le désordre individuel d’un adolescent et une civilisation morte à ses côtés, se mouvant sans se comprendre. La ville de Paris n’est jamais aussi vivante que la nuit, dans l’obscurité.
L’austérité graphique caractérise le refus du rapport affectif facile à l’œuvre, Bresson se plaisant à mettre en scène la désincarnation et l’irrévérence du commun des mortels comme souvent. Ces jeunes transcendent leur humanité dans le spleen, se heurtant les uns et les autres pour un mal que l’on a rendu visible et invisible. Probablement par le diable.
Le Diable probablement de Robert Bresson, 1h40, avec Antoine Monnier, Henri De Maublanc, Laetitia Carcano – Disponible en DVD /Blu-ray