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[RETOUR SUR..] Kasaba – Voyage en terre inconnue

Premier long-métrage de Nuri Bilge Ceylan, Kasaba (Petit village) comprend des éléments de son enfance à la campagne dans son village turc. Matérialisant ses souvenirs des années 1970, il filme avec sensibilité la vie qui anime la nature, les animaux et les personnages d’une petite communauté. Quand deux enfants partent rejoindre leur famille après l’école, des confessions se font. Les rêves sont désormais couplés à la réalité des hommes et femmes. Ceylan utilise la nuit en motif esthétique pour appuyer l’expressivité des adultes, sur une longue scène de pique-nique où son talent de dialoguiste s’illustre. Par une approche minimaliste, ses cadres laissent respirer les sujets humains qui le composent autant qu’ils dissimulent les non-dits dans le hors-champ.

À la fois proche et éloigné de sa jeunesse, Saffet ravive son passé
© NBC Film

Le son couvre toutes les scènes muettes y compris lorsqu’il ne reste plus que les animaux à l’écran en forêt, entre les bruits des feuillages et animaux. Son découpage est si important que Ceylan en fait comme Apichatpong Weerasethakul aujourd’hui, un élément touchant au réel et au mystique. C’est qu’il n’y a pas de vérité établie sur les figures qu’il met en scène, et la feuille flottante en classe a autant d’importance aux yeux de l’enfant que l’attraction à la fête foraine. Du point de vue plus éloigné sur le berger, le spectateur est ramené aux rapports les plus communs qu’il entretient avec la communauté villageoise. Il est déjà question de l’implication des hommes pour la cause du pays, du sacrifice, mais il n’y pas de réponse donnée par le cinéaste aux problématiques. Seules leurs conséquences l’intéressent, construisant l’atmosphère naturelle en osmose avec les tourments d’alentour.

Ceylan filme de très près quelques animaux, dont une tortue et un âne en champ-contrechamp rappelant celui d’Au Hasard Balthazar (1966) puisqu’on le sait très admiratif de Bresson. Symbole de pureté et d’innocence bientôt perdue en grandissant avec l’âge, la tortue périt lentement mais sûrement. Kasaba se dresse en récit d’apprentissage, l’enfant imaginant et réalisant la mort sans même le savoir. Bien qu’il n’y ait pas une recherche pathétique prononcée, ce thème est fondamental dans Jeux Interdits (1952) où les jeunes tentent d’échapper à la réalité morbide du pays et de la perte des leurs. Ce n’est pas un hasard si le film commence sur un jeu entre enfants observé soigneusement par un adulte, Ceylan adressant le danger tant pour lui que l’élève de ne pas se responsabiliser. Saffet, le fils âgé (Emin Toprak), se refuse d’ailleurs à accepter les torts de son père défunt. Le pique-nique prend un tout autre caractère, le dialogue se constituant en leçon de vie pour lui.

Ali et Hulya se promènent, la tranquillité encore présente
© NBC Film

Le modèle de narration utilisé par Ceylan convoque évidemment le Miroir (1975) de Tarkovski, à la fois par l’ellipse temporelle, le souvenir du réalisateur restant en rêve ou réalité au sein d’une forêt, et la perspective enfantine sur la parenté. Les choix de mise en scène cherchent également à démultiplier la force de la nature sur l’homme, l’endormant dans son passé. Il y a également des réminiscences du Silence (1963) d’Ingmar Bergman, plaçant en premier lieu l’incompréhension de l’enfant pendant le voyage sur le monde extérieur. Sur un double de celui-ci, jeune et vieux, Ceylan adresse le pouvoir du parent ayant la capacité de répondre à son besoin de sécurité. Le choix de tourner le film avec son entourage proche participe à l’authenticité des relations mises en place, au fil des saisons. Cette approche souvent exploitée dans le cinéma iranien sera reprise par le réalisateur plus tard, faisant participer des membres de sa famille à ses productions.

En forêt, l’histoire d’Alexandre le Grand est contée en légende, il s’ensuit le départ de la jeune fille de chez elle, se lançant en terre inconnue. C’est sur sa main, plongée dans l’eau que se clôture le film, et le cycle entamé par le préambule narratif Koza (1995). Le mouvement d’images est rompu, mais l’on peut entendre le ruissellement se poursuivre. C’est que la vie n’a pas de limites temporelles, et dépasse l’être humain.

Kasaba de Nuri Bilge Ceylan, 1h24, avec Emin Toprak, Havva Saglam, Cihat Bütün, au cinéma le 16 août 2023