En l’an de grâce 1983, Stephen King avait déjà conquis le statut d’auteur fantastique le plus éminemment vendu sur le sol américain. Les frénésies nées de ses créations avaient profondément enraciné leur emprise dans le paysage cinématographique américain. Les adaptations de son œuvre s’enchaînaient sans relâche, tissant une toile d’influence à travers l’industrie. Il convient de rappeler les métrages tels que Carrie au bal du diable (1976) de Brian de Palma, The Shining (1980), suivi de Creepshow (1982), où les cinq contes, façonnés par la plume de King et mis en scène par George Romero, tiraient leur inspiration des recoins obscurs de l’univers de l’écrivain. Toutefois, l’apogée de l’engouement autour de l’œuvre de Stephen King était atteinte en cette année bénie de 1983. Trois adaptations s’apprêtaient à déferler sur les écrans de cinéma presque simultanément, se succédant à moins de six mois d’intervalle.
Le mois d’août vit l’avènement de Cujo, sous la houlette de Lewis Teague, dépeignant l’histoire d’un chien en proie à la démence, après avoir été mordu par une chauve-souris, s’engageant dans une traque meurtrière à l’encontre des paisibles habitants d’une petite bourgade américaine. Octobre nous gratifia de Dead Zone, signé par le vénérable David Cronenberg. Le film narrait le destin de Johnny Smith, qui, à la suite d’un accident de la route, découvrait le don de prédire l’avenir des personnes qu’il touchait physiquement. Enfin, le mois de décembre fut le témoin de l’éclosion de Christine, dirigé de main de maître par John Carpenter. Ce récit macabre mettait en scène une Plymouth Fury de 1958 d’une beauté à couper le souffle, engagée dans une spirale de meurtres, possédant lentement le jeune Arnie Cunningham et semant la mort parmi ses proches.
Le producteur Richard Kobritz, un proche de Stephen King, avait acquis les droits d’adaptation de Christine avant même la parution du roman. Kobritz avait immédiatement en tête un metteur en scène pour donner vie à cette œuvre : John Carpenter. En cette année de 1983, Carpenter, cinéaste américain de renom, avait toutefois essuyé un revers auprès des grands studios hollywoodiens après le désastre commercial de son précédent film, The Thing, aujourd’hui consacré comme un classique du genre. Depuis ses débuts en 1974 avec son premier long métrage, Dark Star, le réalisateur avait enchaîné une série de films qui, à l’époque, étaient passés sous-estimés mais qui, avec le recul, avaient gagné un statut de chefs-d’œuvre incontestés.
Il commença par Assaut en 1976, un film de siège où criminels et policiers s’unissaient pour tenter de survivre à un assaut contre leur commissariat assiégé. En 1978, il réalisa Halloween, jetant les bases du slasher moderne, où un tueur masqué, Michael Myers, incarnant le mal absolu, se lançait dans une frénésie d’assassinats parmi les adolescents lors de la nuit d’Halloween. L’année 1980 vit la poursuite de sa lancée avec The Fog, une histoire de petite ville côtière se vengeant d’esprits dissimulés dans le brouillard. En 1981, Carpenter signa un nouveau chef-d’œuvre avec New York 1997, se déroulant dans un futur dystopique où Manhattan était devenue une immense prison. Le protagoniste culte, Snake Plissken, se trouvait être un héros déchu, contraint de risquer le tout pour sauver le président des États-Unis, retenu prisonnier dans cette zone de guerre. Enfin, The Thing (1982) s’éleva comme un film d’horreur extraordinaire, où un groupe de scientifiques devait affronter une créature métamorphe.
Tous ces longs-métrages avaient en commun leur grandeur, bien que leur époque n’ait pas su les saisir à leur juste valeur. Le temps avait fini par rendre un hommage unanime à ces œuvres, mais malheureusement, en 1982, The Thing ne rencontra pas le succès commercial escompté, et Carpenter se trouva relégué aux marges de la confiance des grands studios américains.
Revenons donc à l’année 1983. Richard Kobritz proposa à John Carpenter de réaliser Christine. Bien que Carpenter aurait préféré adapter un autre roman de Stephen King, Charlie, il accepta finalement de diriger Christine par nécessité, afin de rétablir sa réputation au sein de l’industrie hollywoodienne. Mais que valait donc Christine ? Vous vous en doutez, c’était une œuvre d’excellence, et ce, pour de nombreuses raisons. Ces raisons puisent leur origine dans les thèmes personnels que Carpenter insuffla à son travail, sa manière subtile de jouer avec les conventions du film adolescent, sa manière de contourner la censure américaine et sa critique acérée de la société américaine.
Christine se révélait être une plongée effrénée à 200 kilomètres à l’heure dans les abysses de l’horreur, de la sensualité et du sang. Un résumé des années 70, conté par le maestro de l’horreur, John Carpenter. Il n’est donc pas étonnant que le titre original du film fût John Carpenter’s Christine ; il était le maître incontesté de son œuvre. Le film s’imposait comme une œuvre somptueuse, une recommandation incontournable, mais il convient de s’interroger sur les raisons de son succès.
Christine amorça son récit sous l’apparence d’un film adolescent classique. Il nous plongea dans le quotidien d’un adolescent américain, ses journées scolaires, ses désaccords familiaux et ses interactions avec la gent féminine. Cependant, ce qui distinguait cette œuvre était la représentation d’Arnie Cunningham, le protagoniste, en tant qu’anti-héros, éloigné des normes de l’époque. John Carpenter avait une inclination marquée pour les anti-héros, et dans Christine, il présenta un personnage mal à l’aise dans la société américaine des années 70. Pour refléter le mal-être et les complexes d’Arnie, il le plaça délibérément dans l’ombre des brutes du lycée, en retrait des projecteurs. Carpenter, en revisitant le genre du film adolescent, injecta un élément de malaise dans les éléments classiques de ce genre. La transition vers l’âge adulte, si souvent célébrée dans les films adolescents, se transforma ici en une marche funèbre vers la mort. Lorsque Arnie acquit enfin la confiance qui lui avait fait défaut, il se couvrit d’un blouson rouge étincelant, un hommage à la carrosserie de Christine et à la mare de sang qui allait souiller cette petite ville américaine. Toutefois, Carpenter était un cinéaste friand de références, et dans ce cas précis, il fit écho à l’un des plus grands films adolescents de tous les temps : La Fureur de Vivre de Nicholas Ray, une œuvre ayant acquis un statut culte en dépeignant une jeunesse américaine perdue, grâce à la prestation magistrale de James Dean. L’icône de ce genre était le blouson rouge Baracuta porté par James Dean, et en attribuant cet emblème à un adolescent énigmatique, lié à une série de meurtres, Carpenter subvertit l’un des éléments fondamentaux du film adolescent.
Mais il ne s’arrêta pas là. Carpenter corrompit également le symbole de la croissance des adolescents américains, à savoir l’automobile. Aux États-Unis, la voiture était une institution, un véhicule personnel représentant un rite de passage vers l’âge adulte. Le film illustrait clairement ce phénomène, car la Plymouth de Arnie, une fois restaurée, le propulsait dans une toute nouvelle vie, loin du carcan familial oppressant. Dans les années 70 et 80, les voitures jouaient également un rôle central dans l’exploration de la sexualité, un thème récurrent des films adolescents. La voiture était le lieu des premiers rendez-vous, voire des premières expériences intimes. Toutefois, Carpenter, avec Christine, en fit l’objet de l’obsession de l’adolescent, une énigmatique idole du désir.
John Carpenter et Stephen King doivent, en premier lieu, parvenir à conférer à la Plymouth Fury de 1958 une personnalité singulière, en lui insufflant une menace à la fois étrange et terrifiante. La représentation de Christine la fait émerger telle une entité humaine, une allégorie visuelle incarnée par une carrosserie au vernis rouge sang. L’apogée de cette personnification s’observe dans une scène exceptionnelle où la voiture se reconstitue littéralement, un spectacle presque charnel, rappelant une métaphore suggestive, à l’instar d’un strip-tease. Les phares du véhicule, s’allumant au gré de son éveil, s’accordent avec le son du moteur pour refléter les émotions ressenties par Christine, transmettant subtilement sa tristesse, son impatience et sa frustration. Toutefois, l’apothéose de cette personnification se réalise à travers la magistrale mise en scène de Carpenter.
Le réalisateur fait un usage astucieux de plans subjectifs qui placent le spectateur dans la perspective de la voiture, traquant ses proies. Cette approche, empruntée à la scène d’ouverture d’Halloween, renforce le sentiment que Christine est véritablement vivante. Carpenter déploie également tout son talent musical pour amplifier cette impression. Musicien talentueux, il compose lui-même la plupart de ses bandes originales au synthétiseur, créant des ambiances répétitives et minimalistes. Ces compositions accentuent l’angoisse visuelle en utilisant des éléments sonores apparemment inépuisables. La musique joue également un rôle crucial dans la communication des émotions de la voiture, en particulier à travers la musique intra-diégétique qui émane de l’autoradio de Christine. Cette voiture démoniaque utilise des morceaux de rock pour interagir avec ses victimes, les humilier et manifester sa colère. La métaphore sexuelle persiste, notamment dans une scène initiale où Christine semble séduire un mécanicien, laissant ce dernier dans l’ignorance de son véritable caractère. Cependant, ce qui renforce davantage l’aspect humain de Christine réside dans la musique extradiégétique de Carpenter. Deux scènes, chacune accompagnée d’une composition musicale distincte, sont révélatrices à cet égard.
La première est celle où un groupe de voyous saccage complètement la Plymouth Fury, déchirant les sièges, pénétrant par effraction et soulevant le capot. Cependant, à ce stade du film, la voiture a déjà été humanisée, transformant ainsi cette scène de vandalisme en une violente agression. La musique de Carpenter qui accompagne cette scène, baptisée “Le Viol”, confirme l’humanité de Christine. Le film devient ainsi plus qu’un simple récit de voitures meurtrières, s’inscrivant dans la lignée du “viol et vengeance”, un sous-genre du cinéma d’horreur américain où les victimes se vengent de leurs agresseurs. Christine se révèle être un film d’horreur implacable où aucun personnage n’échappe à la violence de la société américaine.
Une autre scène significative met en lumière l’éveil sexuel d’Arnie, dépassant ainsi le cadre de la simple thématique pour servir de critique sociale. Le film évite en grande partie les scènes sanglantes, mais il a néanmoins été classé R aux États-Unis, interdisant aux mineurs de le voir. Cette classification ne résulte pas de la violence physique, mais des représentations adolescentes dérangeantes pour la société américaine des années 70. Parmi ces scènes, on peut citer l’initiative audacieuse de Leigh pour exciter Arnie ou la dispute violente avec ses parents. Carpenter ne se limite pas à critiquer le puritanisme américain, mais s’en prend aussi au capitalisme, pilier de la consommation américaine. En dénonçant l’omniprésence de l’automobile, un symbole de la société de consommation, Carpenter s’attaque à tout le système. Cette critique pourrait expliquer en partie la classification du film. Cependant, ce qui rend Christine si marquant est la manière dont Carpenter parvient à susciter la peur sans recourir aux scènes sanglantes, en exploitant habilement le pouvoir de la mise en scène.
Christine s’avère être l’une de mes adaptations préférées de Stephen King. Sa musique mémorable, sa mise en scène précise et efficace, ainsi que son scénario impeccable, en font l’une des œuvres les plus remarquables de l’horreur des années 80. À sa sortie en 1983, le film connaît un succès commercial considérable en récoltant près d’un million d’entrées en France et plus de 21 millions de dollars aux États-Unis. Bien qu’ayant rencontré un succès relatif mais encourageant, Christine permet à John Carpenter de regagner la confiance des grands studios hollywoodiens. Cependant, il est regrettable de constater que son statut de réalisateur culte a mis près de dix ans de plus pour s’établir, ce qui, dans l’industrie cinématographique, équivaut à une éternité. Pour Carpenter, le cinéma ne se résume pas à un moyen de gagner de l’argent. C’est un moyen d’exprimer ses peurs les plus profondes, telles que les menaces extraterrestres, la paranoïa et l’enfermement. Il réussit à immerger les spectateurs dans cet univers angoissant, les laissant en attente, fascinés par sa mise en scène, avant de les surprendre avec la peur. Carpenter excelle dans l’art de l’épouvante, transmettant ces émotions tout en soulignant diverses thématiques. Nous ne pouvons que vous recommander de revisiter l’intégralité de sa filmographie, disponible aujourd’hui dans de superbes rééditions.
Christine est immortelle, ayant fait sa première apparition au cinéma en 1983, et elle est de retour dans nos salles obscures cette semaine grâce à une magnifique restauration. De plus, un projet de remake par Blumhouse Productions est en préparation, suggérant que nous n’avons pas fini d’admirer la splendide Plymouth Fury de 1958 et son éclatante carrosserie rouge sang. Replongez dans Christine, réalisé par John Carpenter et interprété par Keith Gordon et Alexandra Paul.
Christine de John Carpenter, 1h51, avec Keith Gordon, John Stockwell, Alexandra Paul – Disponible sur FILMO.
Critique écrite le 31 octobre 2021.