[INTERVIEW x CRITIQUE] Ashkal – Pas de fumée sans feu

Les Jardins de Carthage, immense quartier de Tunis dont la construction fut stoppée complétement en 2011 à la chute de Ben Ali, sert de cadre mystique à Ashkal. Ben Ali, ce dirigeant tunisien a plongé une grande partie du pays dans la corruption, la pauvreté et la répression policière. Ces débordements des autorités ont en 2010 conduit à un drame terrible : Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant, s’immole par le feu après de multiples humiliations de la part du régime tunisien. Sa mort soulève immédiatement une vague de protestations dans tout le pays puis dans tout une partie du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord : le Printemps Arabe. Ainsi, ce quartier dont nous parlons, construit sur les ruines de Carthage, ville brulée et saccagée par Rome, finit par être abandonné en quelques mois. Laissant place à des dizaines de kilomètres carrés où se côtoient penthouses modernes et immeubles vides, marqués par les violences qu’a connu le pays en 2010. C’est au cœur de ce lieu, sur les hauteurs de la capitale, que se déroule Ashkal, un film réalisé par Youssef Chebbi, dont nous avons l’honneur de recueillir les mots pour cet article mélangeant à la fois critique et interview. Avec lui, son co-scénariste François-Michel Allegrini pour nous accompagner dans cette discussion passionnante, sur un film qui brise toutes les frontières entre les genres.

Deux enquêteurs s’intéressent à divers cas d’immolations, tout en nageant dans un contexte de corruption et de paranoïa généralisée. S’ensuit une surprenante dérive du film dans le genre, une incursion légère dans le fantastique qui suffit à faire d’Ashkal une œuvre mystique et perturbante. Cette atmosphère inconfortable est créée par la troublante interprétation de Mohamed Houcine Grayaa et Fatma Oussaif. Le premier est un grand acteur comique, qui ici se retrouve à l’opposé de ses rôles habituels. Dans une interprétation extrêmement tragique, rappelant sans cesse les bavures de l’état tunisien, il forme un duo particulièrement intéressant avec l’inspectrice Fatma, actrice non professionnelle (comme une grande partie des personnages), ce qui ancre immédiatement le récit dans une certaine sincérité. Cette alchimie inhabituelle est renforcée par le lieu : les Jardins de Carthage. Ashkal est l’un des films qui m’a le plus marqué par son sens du cadrage. Les immeubles, les piliers, les fenêtres ou encore les portes surcadrent constamment les personnages. L’architecture tient une place primordiale dans ce film, à tel point que le titre Ashkal en est une référence directe : en arabe il signifie le pluriel de forme. Un mot qui fait partie intégrante du vocabulaire de l’architecture et une notion omniprésente narrativement et visuellement.

François-Michel Allegrini : Oui justement l’histoire est partie tout d’abord du lieu. C’est un endroit assez symbolique dans l’histoire de la Tunisie puisque c’est un quartier qui a été bâti sous Ben Ali. C’est un projet qui s’est arrêté soudainement avec la révolution, comme tu vois dans le film y a des penthouses finis à côté d’immeubles abandonnés, de friches, de détritus, de chiens errants. Et du coup c’était un choix important car ça symbolise vraiment la mémoire de tout un pays, c’est un peu comme des ruines modernes ce quartier.

Youssef Chebbi : Oui c’est ça. Ça s’est arrêté en 2011, mais le quartier a commencé à être construit en 2005-2006. De mon côté c’est sûr que visuellement parlant, ce qui était frappant c’est justement tous les motifs qui se dégagent de cette ville. On a eu l’impression que le quartier crée lui-même ses propres motifs (ndlr : Ashkal peut également être utilisé pour parler du pluriel de motifs). Tous ces motifs architecturaux qui se confondent nous donnaient encore plus la sensation d’un labyrinthe. L’environnement nous a aussi permis de travailler la question du point de vue. C’était intéressant de se demander qui regarde qui, est-ce que ce sont les immeubles qui regardent les personnages, les personnages qui regardent la ville. D’avoir toujours à rapport à la vision, à l’écran.

François-Michel Allegrini : Oui puis surtout la ville, le lieu, est un vrai personnage. Il a une âme.

Youssef Chebbi : Et du coup il enferme lui-même les autres personnages. 

Jouer avec le feu : exemple parfait

Premier long-métrage de fiction du cinéaste, Ashkal est un film de genre qui s’installe pourtant dans un réalisme dur. La commission enquêtant sur la corruption dans le film, « Vérité et Réhabilitation » est une satire de la vraie « Vérité et Dignité », une longue enquête tunisienne qui n’a pourtant débouché sur aucun procès pour traduire en justice les responsables sous Ben Ali. Comme on l’observe, Ashkal traite à la fois de sujets très difficiles, et utilise le genre pour donner une direction narrative à l’ensemble, tout en critiquant la police tunisienne.

François-Michel Allegrini : Je pense que l’envie du genre elle était là dès le début du projet, même avant la dimension politique. C’est une dimension qui est arrivée obligatoirement, on ne peut pas la délier de ce lieu. C’est vraiment cette première immolation qui a eu un effet d’arrêt sur ce décor. Et donc il fallait, à un moment, prendre en compte ça. On voulait dès le début ne pas tourner le dos à toute cette partie-là, ça fait partie de l’histoire de l’ensemble de la Tunisie. On a donc décidé de traiter ça par le prisme du genre, de ne pas s’interdire de jouer avec les tensions ou l’atmosphère que peut permettre le genre, en ayant toujours un recul par rapport au réel bien sûr. Le film installe aussi des mécanismes classiques du film de genre : on instaure une réalité tangible puis on essaye de la tordre. Il y avait cette envie également de biaiser le film policier, par exemple on n’en parle jamais mais il n’y a pas de coups de feu. Mais du coup tu dois te raccrocher à d’autres moyens de créer de la tension, nous c’était l’instance (ndlr : la commission Vérité et Dignité).

Youssef Chebbi : Oui et en plus ça donnait de l’épaisseur. Le personnage de Fatma avait peu de background et donc cette histoire de commission, et le fait que son père s’en occupe c’était un outil pour la caractériser. Mais également pour la marginaliser et l’isoler du corps policier qui ne l’accepte pas. Donc c’est une utilisation de l’histoire récente mais cette fois pour donner plus d’informations sur le personnage.

Ashkal est donc à la fois une claque visuelle et narrative, de par sa capacité à lier l’histoire récente du pays à un mystère fantastique. Par ailleurs, comme de nombreux excellents thrillers, le film ne révèle jamais tous ses secrets, laissant ainsi une part non-résolue de l’affaire. Il faut dire qu’en utilisant de nombreux symboles métaphoriques au cours du long-métrage, il serait inopportun de tout gâcher avec des révélations directes. Ashkal reste donc une œuvre à découvrir et redécouvrir tant elle est mystérieuse.

François-Michel Allegrini : On voulait vraiment poser des choses et laisser le spectateur faire ses propres choix. On est dans une société où on a besoin de réponses, ce qui est agaçant car on prend souvent le spectateur pour des fainéants, et on voulait s’écarter de ce modèle. Les gens sont capables de penser et d’interpréter par eux-mêmes les choses. On a donc laissé une fin la plus ouverte possible car on ne voulait pas que ce soit un film avec un message fixe, on ne voulait pas appuyer quelque chose, du coup tu peux interpréter la fin comme quelque chose de très politique, anarchique, mystique ou encore divin.  

Youssef Chebbi : C’est ça oui, ça peut être vu comme une destruction, une libération ou une renaissance. On voulait inviter toute la complexité du monde dans lequel on vit, avec tant de valeurs différentes et finalement l’interprétation dépend de ce qu’on choisit de croire.

François-Michel Allegrini : Tu n’as pas d’un côté le politique, le réel et de l’autre la fiction. Tout se mélange.

Le FIFAM à l’occasion duquel nous avons pu découvrir ce long-métrage est un festival qui accorde une large place aux films documentaires. Bien qu’étant une fiction, Ashkal se mélange sans cesse avec la réalité au point même d’utiliser des images réelles. Et pas n’importes lesquelles : les vidéos des immolations qui, en se partageant, ont créé le Printemps Arabe. Ces vidéos sont aujourd’hui au rang de document historique étant donné leur importance culturelle, mais le film les utilise pour brouiller davantage les pistes. Ashkal crée un flou constant entre notre monde et celui, troublant, de la fiction de genre.

Youssef Chebbi : La violence est présente dans le film mais via ces images, qui sont des formes de suicides mais également des pamphlets. Elles existent pour réveiller les consciences et provoquer une forme d’éveil. On se posait beaucoup la question de comment les utiliser, et pour moi ce sont des images qui sont devenues des icones, qui sont devenues tellement fortes qu’elles explosent le cadre du réel. Elle bouleverse tellement la société qu’elle fait glisser le réel vers autre chose. Tout le film a cette ambition de se diriger lentement vers l’incertain, vers la fiction, et donc même ces images puissantes sont devenues matières à du contenu politique mais également esthétique.

C’est quoi le cinéma avec Ashkal ? Le cinéma ce sont donc des œuvres qui brûlent toutes les frontières. Du genre bien sûr mais également entre la fiction et la réalité. Et c’est de cette manière que ce long-métrage va longtemps rester dans nos esprits. Une flamme qui n’est pas prête de s’éteindre.

Ashkal, l’enquête de Tunis au cinéma le 25 janvier 2022.

1
0

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *