[CRITIQUE] Emilia Perez – Naissance d’une Figure

Après Dheepan, Jacques Audiard a navigué entre des genres aussi divers que le western avec Les Frères Sisters et la mélancolie des Olympiades, où les amours passagères, coécrites avec Céline Sciamma, se mêlaient harmonieusement à sa mise en scène délicate. Cette fois, il nous surprend en embrassant une comédie musicale hybride, où l’audace éclate dans chaque note. Il esquisse le portrait de trois femmes aux destins croisés, chacune métamorphosant ses désirs et ses trajectoires.

Le pivot central est Rita (Zoe Saldana), avocate tourmentée par les complexités de son métier, notamment par une affaire de féminicide maquillée en suicide. Parallèlement, nous suivons Juan Del Monte, un chef de cartel riche, qui devient enfin l’authentique Emilia Perez. Le destin de ces deux femmes influencera inévitablement celui de Selena Gomez, l’épouse de Juan. Libérée de son emprise après la “mort” de son mari, elle peut enfin s’épanouir en amour. Audiard orchestre un mélange saisissant des genres, nous immergeant d’abord dans un thriller saisissant avec les péripéties judiciaires de Rita, kidnappée par Juan, nous maintenant en haleine, incertains de la direction que prendra le récit.

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La surprise est totale lorsque le récit bascule vers la comédie dramatique, avec une séquence musicale hilarante sur les diverses opérations nécessaires pour changer de genre. Ce passage, à la fois ludique et essentiel, offre aux spectateurs non avertis une perspective enrichissante, comparable au documentaire La Belle de Gaza de Yolande Zauberman – beaucoup moins extravagant tout de même. Les retrouvailles, quatre ans plus tard, entre Rita et Emilia, renforcent notre attachement à l’ex-criminel en quête de rédemption. Le personnage d’Emilia devient ainsi d’une ambiguïté fascinante. Nous nous attachons à la personne qu’elle est devenue, tout en comprenant et compatissant avec les souffrances endurées par Juan. Paradoxalement, nous ne détestons pas l’homme cruel et possessif qu’il fut, reconnaissant qu’il devait être ainsi pour survivre dans son monde impitoyable. Cette complexité rend le récit d’autant plus captivant et profondément humain.

Et c’est à partir de ce moment qu’Audiard, soutenu par Thomas Bidegain et Léa Mysius a l’écriture commence à rajouter cette ambiguïté au sein de sa mise en scène. Nous entrons ainsi progressivement dans un récit horrifique paranoïaque – plus pour le spectateur que les personnages – comparable à celle ressenti devant Goodnight Mommy de Veronika Franz et Severin Fiala. Ceci passe par les regards d’Emilia (de l’actrice Karla Sofia Gascón) mais aussi et surtout par la mise en scène qui utilise certains angles pour jouer avec nos attentes au risque de décevoir, mais c’est une bonne chose. L’image de la transition, ici de la femme transgenre de sera jamais dégradé au profit d’une sensationnalisme déplacé. Son écriture, les images qu’on fait d’elle sont tendres, aimables.

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Là où Jacques Audiard déploie toute sa verve, c’est dans les audaces de son propos. Les politiques sont égratignés lors d’une soirée caritative ponctuée par un morceau punk acerbe interprété par Zoe Saldana. La masculinité toxique est démasquée dans un chant poignant, mis en scène dans une chambre à coucher et une pièce sombre, sublimé par une étonnante Selena Gomez. Plus significatif encore, la transidentité est normalisée, jamais perçue comme une menace, une démarche qui fera sans doute grincer des dents Dora Moutot, Marguerite Stern, et autres conservateurs – et cela, pour notre plus grand plaisir.

Cette liberté confère à Emilia Perez (le film et le personnage) une importance capitale en tant que figure LGBTQ+, une figure dont le monde et cette communauté avaient un besoin criant, comparable à celle du Rocky Horror Picture Show dans le domaine de la comédie musicale. Cependant, une différence notable réside dans les compositions musicales, écrites et supervisées par Camille et Clément Ducol, empreintes d’une liberté rafraîchissante. Peu importe si la performance vocale frôle l’imperfection, le rythme emporte tout. Pourquoi ne pas accélérer un monologue avec des percussions, même si le tempo devient irrégulier ? Pourquoi ne pas fusionner rock, rythmes latins, airs de Broadway et mélodies évoquant Disney Channel ? Oui, tout cela se trouve ici, et bien plus encore. C’est sans doute l’œuvre la plus riche et la plus audacieuse de Jacques Audiard, mais peut-être aussi la plus insaisissable.

Emilia Perez de Jacques Audiard, 2h10, avec Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez – Au cinéma le 28 août 2024

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