[CRITIQUE] Une Famille – Sur les traces de “lui”

Il a été estimé que la plupart des actes d’agression sexuelle à l’égard des enfants émanent non pas d’étrangers, mais plutôt de personnes familières ou intégrées à leur cercle domestique. Un constat que Christine Angot appréhende avec une intimité saisissante, ayant elle-même été victime des sévices de son père durant son adolescence. Cette sombre réalité fut d’abord dépeinte dans son œuvre d’autofiction Inceste, publiée en 1999, qui suscita maintes controverses tout en récoltant des récompenses pour sa représentation franche et sincère d’un passage à l’âge adulte marqué par une enfance tumultueuse. À travers cette œuvre, Angot exposait avec sévérité les tourments de son enfance, mêlant semi-fiction et autobiographie, semblant ainsi revendiquer sa propre narration, affranchie des faits parfois oppressants et traumatisants. Vingt-cinq ans après, dans une nouvelle exploration de son passé, les faits ne trônent toujours pas au cœur de sa démarche. Une famille, documentaire profondément choquant et perturbant, jette une lumière crue sur son histoire avec une audace aussi effrayante qu’inconfortable.

Copyright Nour Films

Cet objet, où l’éminente écrivaine retourne sur les traces de son enfance, s’engage à travers des échanges avec des protagonistes clés de son passé, offrant ainsi une plongée complexe et troublante dans les abîmes de l’abus, scrutée du point de vue d’une survivante décidée à dévoiler les racines de son calvaire. En résulte un long-métrage d’une honnêteté brutale, dont les méandres révèlent des horizons inattendus. La révision du passé, déjà ardue en soi, devient une entreprise monumentalement plus difficile lorsqu’elle est entreprise par une victime, masquant souvent psychiquement les cicatrices laissées par le passé par crainte de raviver des traumatismes enfouis. Le courage dont fait preuve Angot, en s’aventurant dans ce voyage introspectif selon ses propres termes, est remarquable. Une famille marque ainsi son baptême en tant que réalisatrice, un choix qui semble être le seul moyen pour ce film d’explorer le sujet avec efficacité, plaçant l’autrice en totale maîtrise du récit et lui conférant la liberté de guider l’histoire à travers le prisme de ses souvenirs.

Dès les premiers instants, les intentions d’Angot apparaissent clairement. Elle ne recherche point d’excuses de la part de son père, responsable des violences qui ont jalonné son enfance, abolissant l’innocence bien avant qu’elle ne fût prête à s’y confronter. Celui-ci, désormais décédé, ne laisse derrière lui que le lourd fardeau du traumatisme qu’il a infligé, rejetant obstinément la paternité jusqu’à sa mort, une décennie après sa naissance. Angot ne convoite point de réponses évasives, consciente de l’abjection de cet homme qui manipulait et asservissait son entourage à des fins perverses. Il est révélateur qu’Angot refuse même de le nommer ou de le désigner comme son père, le réduisant à un simple “lui” tout au long du documentaire. Préférant tourner la page, elle confronte sa mère dans l’espoir de déceler si celle-ci avait connaissance des déviances de l’homme qui partageait sa vie, ou si celles-ci étaient enfouies sous un vernis de malaise bourgeois. Elle interroge également des individus liés aux événements, même de manière marginale. Angot sait pertinemment qu’elle ne pourra jamais retrouver l’enfance qui lui fut dérobée, portant le fardeau d’une éducation souillée par un homme qui aurait dû être un rempart, mais qui se révéla être le fossoyeur de son innocence, modifiant à jamais le cours de son existence.

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Cette approche, simple mais d’une redoutable efficacité, dévoile la nudité émotionnelle des protagonistes, laissant transparaître leurs sentiments et opinions sans fard. Les discussions qui en émergent sont brutales et sans filtre, abordant des sujets douloureux et non résolus. Angot n’avait nul besoin de réaliser ce film, et il semble presque impudique d’assister à ces échanges, si intimes et personnels. Le fait qu’elle ait consenti à les filmer et à les partager avec un public aussi vaste, dont bon nombre ne peuvent appréhender les tourments et le désespoir qu’elle porte depuis plus d’un demi-siècle, est remarquable. Pourtant, elle nous convie à ces dialogues, aussi déchirants soient-ils. Une confrontation avec sa belle-mère, en début de film, est particulièrement éprouvante à regarder, surtout lorsque celle-ci, ignorant les caméras, semble sur le point de s’en prendre physiquement à la réalisatrice. Une famille se présente comme une opportunité pour Angot de confronter ses émotions et d’apprivoiser son passé, une démarche redoutable mais indispensable dans la résolution de son traumatisme. Les blessures du passé ne guériront jamais, et ce documentaire n’insinue nullement une résolution miraculeuse à la fin. Cependant, il offre une lueur d’espoir en nous permettant d’assister à un processus de confrontation, annonçant ainsi un début de réconciliation, et la douce consolation de savoir que le voyage continue, malgré le fardeau pesant sur ses épaules.

Une famille de Christine Angot, 1h21, documentaire – Au cinéma le 20 mars 2024

8/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    8/10 Magnifique
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