[CRITIQUE] They Shot the Piano Player – Tirer sur la pertinence

L’héritage d’un musicien vénéré s’épanouit dans la profusion de récits que déploie They Shot the Piano Player. Les compagnons et proches de Francisco Tenório Júnior dévoilent des souvenirs intimes d’une figure éminente, presque effacée de la scène de la Bossa Nova, dont l’ascension fulgurante fut tragiquement interrompue par son départ en 1976. Toutefois, l’histoire tragique de Tenório est avilie par l’utilisation du jeu d’animation, une technique efficace dans de nombreux docudrames contemporains tels que ceux réalisés par Ari Folman (Valse avec Bachir), mais qui, ici, ne saurait détourner l’attention des autres choix créatifs des cinéastes. Ces choix, au lieu d’enrichir le fond intéressant qui pourrait découler de ce sujet passionnant sur le papier, semblent s’égarer dans une tentative vaine de ramener les morts à la vie, une liberté que l’on ne saurait pardonner.

Une de ces libertés majeures réside dans la mise en avant d’un journaliste fictif servant à représenter le public. Jeff Harris (incarné par Jeff Goldblum) narre, devant un public captivé au Strand, l’épopée de la découverte de l’identité de Tenório après avoir fortuitement découvert sa discographie. Son périple le conduit à travers l’Amérique du Sud, de Rio de Janeiro à Buenos Aires, ce dernier lieu étant celui de la disparition de Tenório. Harris incarne le Jerry Thompson1 du Charles Foster Kane de Tenório, rassemblant des récits épars pour esquisser le portrait d’un iconoclaste charismatique du XXe siècle. Cependant, l’anonymat indéfinissable de William Alland ne saurait être confondu avec la cadence reconnaissable et enjouée de Goldblum, une divergence qui ne fait qu’accentuer la fonction monotone de Harris, exprimant son indignation face à l’obscur récit des dictatures militaires dans la région.

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Fernando Trueba et Javier Mariscal soulignent le tribut psychologique que la vie sous ces régimes oppressifs a imposé à leurs sujets d’entretien, qui dépeignent souvent Tenório comme un artiste apolitique, inextricablement lié à une cause communiste déchue. Toutefois, malgré toute leur émotion, ces témoignages sont insuffisamment contextualisés dans leur vaste cadre géopolitique par le scénario de Trueba. En effet, le duo de réalisateurs adopte la narration de la création artistique comme un processus embourbé plutôt qu’enrichi par la conscience politique. On aurait pu naviguer entre la fiction et le documentaire, mais malheureusement, on se heurte à la facilité trop feignante. Après quelques minutes de long-métrage, on désespère face à l’approche trop conventionnelle du documentaire (une succession d’entretiens avec des interludes musicaux) dissimulée par des dessins figés et ennuyeux. L’ensemble des deux se ressent donc dans le rythme global, qui est catastrophique.

La fertilisation croisée entre les musiciens de la Bossa Nova et les médias européens et américains de la fin des années 1950 renforce une historiographie romancée, incluant une vision initiale de Jules et Jim déclenchant une frénésie créatrice chez Milton Nascimento. Si les érudits de la culture pop du milieu du siècle ne sont pas dupes, l’allusion explicite à Tirez sur le pianiste de Truffaut dans le titre du film devrait dissiper toute équivoque quant à la démographie clé visée. Les partisans de la période radicale de Godard devraient simplement se réjouir de la référence fugace à À bout de souffle.

Bien que l’enquête sur les nuances politiques de son milieu cosmopolite ne soit pas son objectif, They Shot the Piano Player parvient à tirer un certain succès du spectacle nostalgique. À l’instar de leur projet antérieur Chico et Rita, les cinéastes exploitent cette veine avec une audace chromatique qui ravive le passé tel un souvenir vivant pour ses gardiens, malgré une animation étrangement rudimentaire. Il y a un frisson égal à celui éprouvé en écoutant un enregistrement de “Embalo” teinté de couleurs primaires et en observant ces mêmes musiciens, projetés dans les nuances plus détaillées du présent, interpréter une élégie intime pour leur ami disparu.

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L’affection que les deux cinéastes portent aux pionniers de la Bossa Nova se manifeste à travers des gestes puissants alors que certains des amis et de la famille les plus proches de Tenório luttent pour exprimer son absence ; leurs mots illustrent des tentatives distinctes de continuer à vivre collectivement dans le sillage des dictatures militaires. « Je me souviens davantage du mouvement de la maison que de lui », remarque Elisa, l’un des enfants adultes de Tenório. Cette observation d’une simplicité poétique résume de manière concise l’ambition pressante du film d’explorer le paradoxe de vivre avec la mémoire des disparus.

Comme le fait remarquer leur mère Carmen, elle n’a jamais été officiellement enregistrée comme veuve puisque le corps de son époux n’a jamais été officiellement récupéré. La froide bureaucratie de ces classifications étatiques reste malheureusement pertinente. Cependant, une part importante de They Shot the Piano Player est consacrée à faire exprimer sans cesse aux personnages guides les réactions émotionnelles attendues du public. Trueba et Mariscal misent sur la nostalgie des baby-boomers américains biberonnés à la Bossa Nova pour sensibiliser à une tragédie étouffée. C’est un pari dont la gravité des motifs ne peut que dissimuler les notes de misère qui résonnent trop souvent.

They Shot The Piano Player de Fernando Trueba et Javier Mariscal, 1h43, documentaire en animation – Au cinéma le 31 janvier 2024


  1. Reporter interprété par William Alland dans Citizen Kane ↩︎
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