[CRITIQUE] L’Établi – La révolte des cols bleus

Actuellement dans nos salles de cinéma, Mathias Gokalp dépeint en image ce que Robert Linhart a inscrit sur papier. Le long métrage reprend la fulgurante année passée par le normalien en tant qu’établi dans une usine Citroën, au lendemain de mai 68.

Fondateur de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes, Robert Linhart a toujours baigné dans la gauche de l’échiquier politique. À la suite de son voyage en Chine en 1967, Linhart devient maoïste et rejoint également la Gauche Prolétarienne. C’est en septembre 1968 qu’il participe au mouvement des « établis », consistant à mener la révolution ouvrière de l’intérieur. Issu de la petite bourgeoisie intellectuelle (théorisée par Marx et Engels, celle-ci capitalise ses ressources culturelles plutôt qu’économiques), le normalien contre cette idéologie bourgeoise et de petite-bourgeoisie et désire « mener une lutte intransigeante » (énonce-t-il dans le 15ème numéro des Cahiers marxistes-léninistes). C’est ainsi qu’il intègre l’usine Citroën située Porte de Choisy, dans le 13ème arrondissement de Paris, en tant qu’ouvrier spécialisé. S’immiscer au sein de la classe ouvrière et raviver la flamme révolutionnaire.

© Karé Productions

Lorsque Robert Linhart (interprété par Swann Arlaud) rejoint l’usine le premier jour, les tâches auxquelles il n’est pas habitué se présente comme une montagne complexe à surmonter. Le travail à la chaîne est rapide, répétitif et douloureux. Une douleur qui s’installe à la fois de manière instantanée par manque d’habitude mais également sur le long terme ; une santé physique qui se dégrade au fil des jours passés dans cette usine. Après de multiples tractages et un militantisme jusqu’à présent peu efficace, s’offre à notre protagoniste une occasion d’unir ses collègues contre la répression patronale. En effet, Citroën décide de se rembourser à la suite des accords de Grenelle (qui sont, rappelons-le, des décisions prises en réponse aux révoltes de mai 68, entre gouvernement, patronat et syndicats, donnant lieu à une augmentation du SMIG ou encore au paiement des jours de grève à 50%). Pour effectuer ce remboursement, l’usine prend la décision de faire travailler 3 heures de plus par semaine, sans rémunérer, suscitant ainsi le mécontentement des ouvriers. Linhart parvient alors à rallier à son militantisme davantage de ses collègues, défendant le « tout travail mérite salaire ».

© Karé Productions

À travers l’écran, le spectateur ressent dès les prémices du film, la différence de réalité entre bourgeois et ouvrier. La condition ouvrière se montre comme déplorable, les individus au bas de l’échelle sociale ne sont plus qu’une force de travail laissant place à l’aliénation et la déshumanisation de chacun. Les propos dégradants émis par la classe dominante au sein de l’usine fusent à tout moment, les pensées des ouvriers n’ont aucune importance ni existence. S’ajoutent à cela les difficultés avec la langue française et la paperasse mais aussi le racisme omniprésent en conséquence de la part importante d’immigrés. La grille des classifications entre ouvriers spécialisés et de manœuvres repose essentiellement sur des critères à caractère raciste ; l’individu originaire d’Afrique se place au plus bas de l’échelle tandis qu’un européen s’élève dans la hiérarchie ouvrière, malgré la différence de compétences. L’existence de tous s’efface lorsqu’un pied est posé sur leur lieu de travail, tandis que le film insiste sur l’existence d’une histoire propre à chacun, antérieure et extérieure à l’usine. Le travail déshumanise et les relations humaines s’intensifient paradoxalement au fil du long-métrage. Rémunérés d’un salaire médiocre, les ouvriers vivent dans la peur et l’oppression du patronat. La santé autant physique que mentale sombre de manière abyssale au fil des heures passées dans ce lieu, entraînant avec elle la démocratie et illustrant le quotidien de millions de français ; n’ayant pour seule issue ici, la révolte.

Tiré du livre de Robert Linhart pourtant publié en 1978, le film de Gokalp trouve ses marques dans le contexte politique actuel. La voix et les dires intérieurs de Linhart nous accompagnent tout au long du film, permettant à chacun de vivre cette expérience à l’encontre du capitalisme ainsi que de prendre conscience de la condition ouvrière, et ce, à travers le regard d’un établi.

L’Établi de Mathias Gokalp, 1h57, avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès – Au cinéma le 5 avril 2023.

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