L’Akelarre qui donne son nom au film désigne dans la mythologie basque le lieu où les sorcières se réunissent. Dans Les Sorcières d’Akelarre de Pablo Agüero, qui se déroule au début du XVIIᵉ siècle, un groupe de jeunes femmes est accusé d’avoir participé à une de ces réunions et leurs inquisiteurs ne leur laissent que pour seul choix de prendre le contrôle de leurs aveux et de leurs destins. Une des grandes réussites de film est de présenter ce groupe de six jeunes femmes qui vont créer au long du récit une complicité, une sororité pour se défendre de leurs ravisseurs. Dès l’ouverture du film et un premier plan sur les cheveux des protagonistes, le film crée une proximité avec ses personnages principaux. Si le personnage d’Ana (Amaia Aberasturi) est la figure principale de ce groupe, le film ne néglige pas pour autant les autres jeunes femmes qui se distinguent toutes, que ce soit par leurs personnalités, leurs vêtements, leurs cheveux ou leurs manières de se déplacer dans le cadre et d’interagir avec les autres personnages.
Le film adopte leur point de vue, passe beaucoup de temps à les filmer, souvent en gros plan en se concentrant sur leurs visages, cheveux, rires, mais aussi leurs douleurs et leurs ripostes. Les jeunes femmes sont mises à rude épreuve pendant le film, elles sont confrontées à des figures d’autorité, toutes masculines et de nature différente : militaire avec les soldats, religieuse avec un prêtre et enfin juridique avec le juge. Elles passent une grande partie du film à être torturées, emprisonnées. Dans les scènes se déroulant dans le cachot, on suit les personnages de très près, permettant de voir l’évolution des corps des protagonistes, maltraités par leurs ravisseurs. Pablo Aguero filme avec autant de justesse le groupe que les individus qui le composent, notamment dans de très belles scènes de chant, de danse ou les personnages se rassemblent, se regardent, se comprennent. Beaucoup de scènes se déroulent dans le noir, dans une lumière ocre particulièrement incandescente et ce côté abrupt, âpre de la mise en scène souligne toute la force et l’éclat de ces jeunes femmes. Il est judicieux d’avoir fait de ces personnages des tisserandes, une profession de création, d’artisanat qui suggère une certaine amplitude, aussi bien corporelle que spirituelle et qui apporte également l’image du contrôle sur leurs corps et leurs environnements que ces jeunes femmes tentent de retrouver au long du film. La quête de ces jeunes femmes pendant le film est de s’imposer à leurs ravisseurs, prendre en main leur destin en les manipulant et en agissant ensemble. Une très belle scène de chant filmée en plan séquence, passant d’un visage à l’autre pour ensuite montrer le groupe au complet, suivant un même rythme, chantant d’une seule voix illustre la formation de ce groupe et sa poursuite d’un combat commun.
Ces jeunes femmes font face à une situation aussi horrible qu’elle est absurde avec ce procès mené par des inquisiteurs qui ne supportent pas l’indépendance des femmes dans cette région et qui n’ont que pour seul désir de voir matérialiser leurs fantasmes folkloriques. Le film s’inspire en effet de la véritable histoire du Labourd (la province maritime du pays basque français), ou au début du XVIIᵉ siècle, les marins, partis en mer, laissaient place à leurs femmes, souvent très indépendantes et occupant des positions de pouvoir dans la région. Pierre de Lancre, un magistrat s’étant vu confié par Henri IV la mission d’éradiquer la sorcellerie de la région, qui a mené un très grand nombre de femmes au bûcher, occupe la place d’antagoniste principal du film. Il ne supportait pas l’indépendance de ces femmes et était particulièrement obsédé par le « shabbat », cérémonie durant laquelle ces femmes se livreraient au diable. Il projetait cette fascination pour cette cérémonie sur elles et ne leur laissaient pas l’opportunité de s’expliquer ou de se défendre et les forçaient à des aveux, sous la torture, dans des procès qui les auraient de toute façon condamnée à mort. Le paradoxe et l’horreur du personnage de Pierre de Lancre est qu’il n’est lui-même pas certain de l’existence de cette cérémonie du shabbat, mais fascinée par elle au point de torturer des femmes pour qu’elles lui en démontrent l’existence. Un personnage remarque d’ailleurs cette incohérence et le film à l’intelligence de ne pas laisser planer le doute au sujet de la sorcellerie, mais de montrer qu’elle est le fruit du fantasme du personnage de Pierre de Lancre.
Le film joue d’ailleurs sur cette ambivalence en montrant ce personnage de pouvoir masculin prêt à tout pour voir concrétiser ses fantasmes et dont la bêtise est souvent exposée, notamment quand il s’exclame : « Rien n’est plus dangereux qu’une femme qui danse ». Le film prend par moment un certain recul avec quelques instants comiques, en exploitant d’un côté la bêtise et naïveté des hommes et en montrant de l’autre les jeunes femmes s’en moquer et devant rivaliser d’ingéniosité pour se dépêtrer de leur situation. Cette dualité est au cœur du récit, quand les femmes se baladent et s’amusent dans la forêt, le juge voit en cet acte un rituel démoniaque impliquant l’invocation du diable. On retrouve également cette dualité dans la mise en scène qui privilégie les gros plans, courts dans les scènes de cachot ou d’interrogatoire dans le bureau du juge, pour passer à des plans plus longs, avec plus de mouvement dans des scènes d’extérieur, se déroulant dans de grands espaces ou les personnages sont plus libres dans leurs mouvements, jouissant de leur liberté dans des décors lumineux et éthérés. Le film est économe en effet de style, se concentrant davantage sur l’histoire et les personnages. Pablo Agüero propose sa propre vision de cette époque en adoptant une mise en scène plus nerveuse et abrupte qu’à l’accoutumée dans les films représentant cette époque. La quête de ces personnages devient au cours du film l’appropriation de ces fantasmes dont elles sont sujettes en prenant le parti de satisfaire les projections de leurs ravisseurs afin de gagner du temps et de suspendre leur torture. Cette position leur permet de prendre le contrôle de leurs destins. C’est une lutte qui se fait dans la joie, le chant, la danse, la créativité et la sororité. La force du film de Pablo Agüero est de proposer l’émancipation par l’appropriation du récit. La question du point de vue est fondamentale dans le film. Dans ses recherches, pour la préparation du film, Pablo Agüero remarqua que ces récits étaient souvent du point de vue des inquisiteurs et propose alors dans son film d’adopter le regard de ces personnages accusés de sorcellerie, en montrant un groupe de femmes unies et fortes dans la lutte contre leurs ravisseurs.
Dans Les Sorcières d’Akelarre, Pablo Agüero adopte le point de vue de ses personnages féminins dans un épisode particulièrement meurtrier de chasse aux sorcières et propose un film aux résonances politiques très actuelles en dépeignant la trajectoire et le destin d’un groupe de jeunes femmes oppressées par un pouvoir politique animé par des considérations religieuses. Devant ce péril, ces femmes agissent de concert, chacune est un instrument, une voix, agissant ensemble dans leur quête de liberté et d’indépendance.
Les Sorcières d’Akelarre de Pablo Agüero, 1h32, avec Alex Brendemühl, Amaia Aberasturi, Daniel Fanego – Au cinéma le 25 août 2021