[CRITIQUE] Les Chambres rouges – Signal d’Alerte

En 2002, le film Demonlover d’Olivier Assayas fit sa première apparition au Festival de Cannes, suscitant une controverse orageuse, éclipsée peut-être uniquement par Irréversible de Gaspar Noé la même année. Cette tempête de réactions indiquait sa nature radicale, une caractéristique qui demeure jusqu’à aujourd’hui. Le film, avec son intrigue autour de deux corporations se disputant le contrôle d’un studio d’anime produisant du hentai en 3D, explore des thèmes tels que l’aliénation, l’hyper-réalité, et une désensibilisation à la violence. Son esthétique cauchemardesque et clinique, riche en spectacles épuisants d’espionnage d’entreprise, fusionne le sacré et le profane, marquant un tournant décisif dans l’univers du cyberespace. Ce monde, amorphe et inexploré, a révolutionné le genre du thriller, où les actions prennent le pas sur les acteurs, et les limites de la connaissance ont été remises en question suite aux événements du 11 septembre.

Nos obsessions contemporaines, tant profondes que banales, découlent de cette incertitude. Depuis l’Holocauste, le scepticisme philosophique a imprégné l’imaginaire collectif, mais c’est avec l’avènement d’Internet que ses implications pratiques ont pris de l’ampleur. L’anonymat du cyberespace a permis à ses utilisateurs d’explorer et de dépasser les limites de leurs désirs, menant à une capacité perturbante de l’anonymat à engendrer une surveillance omniprésente, comme en témoignent les discussions autour des libertés civiles, des cryptomonnaies et de l’horreur. À l’ère numérique, la peur est démocratisée, poussant à l’exploration des recoins les plus sombres de l’imagination humaine.

Copyright Nemesis Films inc

Dans Les Chambres rouges de Pascal Plante, la légende urbaine d’une chambres rouges basée sur Tor est assumée comme réalité — un espace qui cristallise la dépravation humaine, où les spectateurs enchérissent pour contrôler le sort de captifs exécutés en direct. Dès les premiers instants, il nous plonge dans ses aspects psychologiques, dévoilant l’histoire d’un tueur en série à travers une approche double. D’une part, son procès, où les procédures judiciaires sont exposées avec une précision vive, notamment dans une scène d’ouverture de vingt minutes. D’autre part, l’histoire de Kelly-Anne, dont le rôle dans l’affaire reste flou, mais dont l’exploration constitue le cœur du récit. Le film se présente comme une étude de caractère psychologique dense, où la protagoniste, d’un passé ambigu, joue un rôle loin d’être fortuit. Nous la suivons à travers le procès, assemblant les fragments d’un mystère tout en observant voyeuristiquement sa routine quotidienne, conventionnelle hormis des comportements perturbants qui s’intensifient à mesure que nous pénétrons dans son univers. Le long-métrage offre une représentation troublante de la réalité, un monde où rien ne semble logique ou fonctionner selon nos attentes, mais reflète plutôt un aspect plus sombre de notre monde, une portion de la société ayant dépassé le point de méprisabilité, frôlant l’inhumanité dans ses désirs et actions. Le ton du film, extrêmement dérangeant, nous maintient en haleine, traversant des moments choquants.

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Le parcours de Kelly-Anne, abandonnant sa vie luxueuse pour dormir dans la rue pour accéder au tribunal, se juxtapose à celui de Clémentine (Laurie Fortin-Babin), convaincue de l’innocence de Chevalier (Maxwell McCabe-Lokos). Leur relation, née de perspectives contrastées, incarne la nature dualiste de l’obsession médiée par Internet — Clémentine cherche à comprendre l’accusé, tandis que Kelly-Anne plonge plus profondément dans la vie des victimes. Leur interaction, loin d’être un spectacle dramatique, est une exploration nuancée de la désillusion. La profondeur du film et son accent sur le développement des personnages mettent en lumière une des performances les plus déstabilisantes et brillantes de l’année par Juliette Gariépy, incarnant Kelly-Anne. Elle s’aventure dans les recoins les plus sombres et insidieux de la condition humaine. Sa performance, empreinte d’un engagement ferme envers les idées disparates au cœur du récit, montre Kelly-Anne comme une jeune femme profondément solitaire, trouvant satisfaction seulement dans ses expériences non conventionnelles. Une performance discrète, mais riche en détails intimes, résultant d’une collaboration solide entre l’actrice et son réalisateur. Gariépy, ici, donne vie à un personnage qui transcende l’archétype, offrant une des performances les plus marquantes de l’année. Pascal Plante a développé une œuvre solide, témoignant de ses talents et affirmant sa place parmi les voix les plus intrigantes du cinéma canadien contemporain. L’œuvre se présente comme une opportunité pour lui de se faire connaître sur la scène du cinéma mondial, nécessitant cependant un public prêt à embrasser ses sensibilités sombres et ses récits peu confortables. Le film devient un processus patient de découverte de nouveaux détails, intentionnellement frustrant. Plante ne cherche pas à fournir toutes les réponses ; même à la fin, beaucoup reste non-dit, un choix délibéré qui joue sur la tendance du film à déformer la réalité et à défier nos perceptions des faits.

Les Chambres rouges évite le sensationnalisme de son sujet, se concentrant plutôt sur l’impact psychologique sur ses personnages. Le film établit un parallèle entre leurs quêtes obsessionnelles et le drame judiciaire, habilement relégué à l’arrière-plan. Cela reflète une incertitude plus large à l’ère numérique, où les frontières entre les réalités physiques et psychologiques se brouillent et les limites morales sont facilement obscurcies. Le film de Plante, à l’instar de Demonlover, dépeint un paysage virtuel mature et omniprésent, rempli de l’attrait et du danger de l’inconnu. À l’ère du numérique, la question de savoir qui ose affronter ces vérités obscurcies reste pertinente. C’est un des meilleurs films récents sur l’obsession et comment elle peut pousser un individu au point de rupture. À la fois exploration du système judiciaire et avertissement sur les dangers du monde en ligne, ce film est exceptionnel, laissant une empreinte durable dans l’esprit du spectateur bien après ses moments finaux troublants.

Les Chambres rouges de Pascal Plante, 1h58, avec Juliette Gariepy, Laurie Fortin-Babin, Elisabeth Locas – 17 janvier 2024

9/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    9/10 Exceptionnel
  • Vincent Pelisse
    8/10 Magnifique
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