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[CRITIQUE] Lee Miller – Le piège du cadre

L’écran s’allume. Une lumière blanche traverse la salle obscure, et avec elle, le visage de Lee Miller apparaît, fumant une cigarette, l’air absent, comme perdue dans un rêve qu’elle n’aurait jamais voulu faire. Le biopic éponyme d’Ellen Kuras, semble vouloir nous montrer tout ce qu’elle fut : photographe de guerre, muse surréaliste, féministe avant l’heure. Mais très vite, quelque chose cloche. On ne sent pas la chair sous la peau, ni les tremblements d’un corps habité par l’horreur. L’image de Lee, figée, se déplace sous nos yeux comme une marionnette au bout d’un fil, un symbole creux. Et la question reste suspendue dans l’air, comme une fumée qui ne se dissipe pas : pourquoi n’ose-t-on jamais aller au-delà de la surface, au-delà du miroir brisé ?

L’entrée en matière est belle, presque magnétique. Une vieille Lee Miller, recluse, enfoncée dans un fauteuil fatigué, répond aux questions d’un jeune journaliste venu exhumer son passé. La mise en scène joue alors de cette idée du reflet : Lee face à elle-même, Lee face à son histoire, mais surtout face à ce qu’elle n’a jamais pu oublier. Les flashbacks, comme des éclats de verre, nous renvoient dans les années 30, aux heures de gloire du surréalisme, puis au cœur de la guerre, là où son regard de photographe s’est heurté à l’indicible. On la voit prendre des photos, cadrer, capturer l’horreur d’un monde qui s’effondre, mais il manque quelque chose. Lee Miller semble chercher sans jamais vraiment trouver ce qu’il faut dire, ce qu’il faut montrer. Chaque scène est esthétiquement parfaite, chaque image léchée, comme un tableau soigneusement peint, mais tout sonne faux. Le visage de Kate Winslet se crispe sous l’effort de l’interprétation. On la voit, elle aussi, prisonnière de cette image de Lee qu’elle tente de faire vivre. Le geste est là, mais l’émotion reste absente. Une photo, aussi nette soit-elle, peut parfois manquer de vie. C’est un peu cela qui se passe ici : tout est cadré, mais rien n’existe vraiment au-delà du cadre.

Copyright SKY UK

Lorsque Lee arrive dans les camps de concentration de Buchenwald et Dachau, Kuras se perd dans un étrange ballet visuel. La caméra hésite, comme si elle ne savait pas où poser son regard. Le silence se fait lourd, mais ce n’est pas le silence d’un poids réel, celui des cadavres entassés, des cris étouffés. Non, c’est un silence de cinéma, un artifice, une tentative maladroite de faire ressentir quelque chose sans oser nommer ce que l’on voit. On aurait voulu que ce biopic, comme Lee, nous montre ce qu’il y a derrière l’objectif. Que voit-elle vraiment lorsqu’elle pose son regard sur ces corps ? Que ressent-elle en appuyant sur le déclencheur ? Mais le long-métrage ne veut pas nous le dire. Il reste à la surface, comme un photographe trop timide pour entrer dans la lumière crue de son propre sujet. Là où Lee aurait plongé, le film reste en retrait, esquissant quelques mouvements, mais sans jamais toucher au cœur. Il ne reste alors qu’une suite de plans, aussi brillants que stériles, où la guerre devient un décor et non plus un chaos à affronter.

Il y a cette scène, presque dérangeante dans sa construction, où Lee, témoin d’une tentative de viol par un soldat américain, s’interpose, devenant l’héroïne d’une lutte pour la dignité féminine. Ce moment, pourtant plein de potentiel dramatique, tombe à plat. Car là encore, on ne sent pas l’urgence, ni la rage. On sent la mise en scène, l’artifice, le désir de montrer une femme forte, courageuse, une femme au-dessus des autres, mais cette femme, c’est une silhouette, un mirage. Le film voudrait faire de Lee Miller une icône féministe avant l’heure, mais en cherchant à la grandir, il la réduit. Il oublie ses failles, ses doutes, ses contradictions. Et scène après scène, Lee semble de plus en plus lointaine, presque inaccessible – comme une statue que l’on admire sans jamais connaître ni sa voix, ni son souffle. Le féminisme ici devient une armure dorée, mais sans âme. Lee devient une figure, presque une allégorie, mais une allégorie privée d’humanité. Alors que la vraie Lee Miller, elle, était bien plus complexe, bien plus tourmentée : une femme qui buvait pour oublier, qui aimait avec une passion brûlante, mais qui était aussi rongée par la haine, l’amertume, la colère.

 Célèbre photo de Lee Miller posant dans la baignoire de l’appartement munichois d’Hitler.

Ellen Kuras, pourtant photographe chevronnée, aurait dû saisir ce qui fait la force d’une image : ce qui se cache dans le hors-champ. Or, dans Lee Miller, tout semble précipité, tout est montré, tout est explicitement raconté. Elle ne laisse jamais le temps à l’image de respirer, à la douleur de se glisser entre les lignes. Même la fameuse scène dans la baignoire d’Hitler, où Lee Miller tente de se laver du sang de la guerre dans l’intimité du dictateur déchu, perd de sa puissance. Ce qui devait être une image saisissante devient une illustration, un symbole épuisé. Le hors-champ, si essentiel dans le travail de Miller, est ici relégué au second plan. Il n’y a pas d’espace pour l’imaginaire, pas de vide à remplir. Lee Miller, l’artiste, a toujours cherché à capturer l’instant qui échappe, l’émotion qui s’efface. Mais Lee Miller, le film, choisit de rester en surface, d’effleurer sans jamais saisir. La photographie, cet art de l’absence, de l’instant suspendu, est ici utilisée comme un simple outil narratif. On ne questionne jamais le pouvoir de l’image, sa violence, son ambiguïté. Les clichés s’empilent, comme une suite de cartes postales. L’horreur se transforme en scène de théâtre.

Et pourtant, au-delà de tout cela, il y a quelque chose qui persiste. Peut-être est-ce la force du personnage lui-même, qui parvient parfois, malgré les maladresses du film, à transpercer l’écran. On se souvient de Lee Miller, pas celle du film, mais celle des photos, celle qui a su regarder l’indicible en face. On la sent derrière chaque plan, à l’affût, prête à surgir, mais Kuras la retient, la fige, la maintient dans un cadre trop étroit pour elle. Lee Miller se termine sur des images figées, des photographies qui défilent, comme une réminiscence de ce que le long-métrage aurait pu être : un hommage vibrant, viscéral, à une femme qui a capturé le chaos du monde. Mais au lieu de cela, il ne reste qu’un cadre vide, un silence qui résonne. Loin du regard acéré de sa protagoniste, le biopic reste lui aussi piégé, captif d’une mise en scène trop sage, trop polie.

Au final, la lumière vacille et s’éteint, laissant derrière elle un silence troublant. Et l’on reste là, avec cette étrange impression que la vraie Lee Miller, elle, aurait su habiter ce silence et embrasser le chaos d’un seul regard.

Lee Miller d’Ellen Kuras, 1h57, avec Kate Winslet, Andy Samberg, Alexander Skarsgård – Au cinéma le 9 octobre 2024

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