[CRITIQUE] L’Amour Ouf – Avoir du Cœur

Il y avait tous les arguments pour être confiants, ou alors anxieux, quant au nouveau projet de Gilles Lellouche, après Narco et Le Grand Bain : L’Amour Ouf. Entre un budget de 35 millions d’euros, un casting XXXL regroupant les grandes pointures du cinéma français, et un style particulier mêlant des genres rarement explorés en France avec un tel budget, à savoir une comédie musicale romantique ultra-violente, tout sur le papier suscitait l’enthousiasme et l’envie de le découvrir. Cependant, on peut légitimement se demander pourquoi un budget aussi conséquent a été alloué à ce projet. Le film se découpe en trois parties, chacune apportant sa propre dynamique et complexité à l’ensemble.

La première partie, plus concise que les autres, pose les fondations et retrace la genèse de deux individus. D’un côté, Clotaire (Malik Frikah), un jeune garçon évoluant dans un environnement précaire où son père (Karim Leklou), ouvrier, et sa mère (Elodie Bouchez), mère au foyer vivant d’allocations, peinent à subvenir aux besoins de leur nombreuse progéniture. Malgré sa violence, le père prodigue quelques conseils, bien que maladroits. Cette réalité est mise en lumière par un plan-séquence initial où le jeune homme fuit les coups de son père. De l’autre côté, Jacqueline (Mallory Wanecque) vit avec un père excessivement aimant (Alain Chabat), suite au décès de sa mère dans un accident de voiture. Indulgent, ce dernier lui pardonne tout, car pour lui, “elle a toujours raison”.

Copyright Trésor Films – Chi-Fou-Mi Productions – Studiocanal / Cédric Bertrand

Le jeune garçon, en quête de repères, s’adonne à des bêtises avec ses amis et harcèle les autres, n’ayant guère d’autres occupations étant donné qu’il ne fréquente pas l’école. De son côté, Jacqueline, dotée d’un esprit vif et d’un caractère insolent, a quitté son école catholique. Leur rencontre survient lors d’un échange verbal houleux après une insulte de Clotaire, suscitant ainsi une flamme inattendue. La deuxième partie explore l’émergence de leur amour, dévoilant les deux protagonistes comme une entité à part entière, luttant pour préserver cet amour au sein de leurs familles respectives. Jacqueline, notamment, doit jongler avec un père artistique mais préoccupé par le caractère voyou de son petit ami. Elle sèche parfois les cours pour vivre des moments inoubliables avec lui, tandis que ce dernier tente de tirer profit de la criminalité, influencé par un caïd nommé La Brosse (Benoît Poelvoorde). Un jour, suite à un accès de colère après un bizutage, il blesse gravement des membres d’un gang rival. La troisième partie, sans dévoiler trop de détails, explore les retrouvailles de ces deux âmes sœurs (maintenant incarnées respectivement par François Civil et Adèle Exarchopoulos) après plus de dix ans de séparation.

Immédiatement, le principal défi de ce long-métrage se révèle : un scénario dépourvu de suffisamment de profondeur pour justifier une durée dépassant les deux heures et quarante-cinq minutes. Le réalisateur semble en avoir conscience, car chaque aspect de sa mise en scène semble conçu pour pallier ce déficit évident de contenu. L’introduction, avant même l’apparition du titre, en est un exemple saisissant. Nous sommes plongés sans ménagement dans une voiture où la tension est à son paroxysme. Clotaire adulte, en proie à une colère débordante, s’adresse violemment à son frère Kiki (Raphaël Quenard), le visage ruisselant de sueur. Au cœur de cette confrontation, un double appel retentit, auquel Clotaire refuse de répondre. Un plan sur le visage de Jacqueline nous révèle qu’il s’agit d’elle. Indifférent, Clotaire poursuit sa course effrénée. Arrivés à destination, ils sortent de la voiture et sortent leurs armes. La caméra reste fixée sur la porte droite, donnant sur l’intérieur de la voiture. Les balles sifflent, emportant avec eux la vie de certains protagonistes. Coupe. Le titre apparaît. Dans cette scène, la caméra est fixée sur la portière, assurant une fluidité dans ses mouvements, marquant ainsi une cohérence remarquable. Bien que l’envie de stylisation soit palpable, elle n’empiète pas sur l’impact nécessaire de la séquence, nous plongeant profondément dans les heures à venir, teintées d’énigmes quant aux conséquences que cette introduction laisse présager (ou pas ?). C’est une immersion captivante, contrairement à d’autres passages où la caméra semble voguer sans boussole, sans raison ni dessein apparent.

Copyright Trésor Films – Chi-Fou-Mi Productions – Studiocanal / Cédric Bertrand

Cette scène d’introduction illustre à merveille la façon dont la mise en scène cherche à compenser les lacunes du scénario en misant sur une tension et une action intenses en plan-séquence, pour maintenir l’attention du spectateur. Cependant, elle met également en lumière le problème récurrent du film : malgré des moments de maîtrise et d’esthétique, le reste du récit oscille entre ces instants de brillance et d’autres plus maladroits. Gilles Lellouche parvient parfois à encadrer son récit de manière à enrichir la narration et à offrir un point de vue précis sur la situation. Néanmoins, il se laisse souvent emporter par une mise en scène tape-à-l’œil et exubérante, qui, bien qu’impressionnante visuellement, manque de cohérence et de pertinence au sein de l’univers diégétique. Par exemple, lors d’une scène de déménagement, la caméra est placée à l’intérieur d’un carton en mouvement, devenant ainsi le point de vue de la séquence. Cette décision esthétique, bien que stylisée, défie la logique interne du film, perturbant ainsi la continuité narrative et risquant de déstabiliser les spectateurs les plus attentifs. Les cinéphiles aguerris et méticuleux pourraient être troublés par ces incohérences techniques, tandis que les spectateurs plus rebelles pourraient y voir un geste d’audace, une tentative de repousser les limites conventionnelles de la mise en scène.

Heureusement qu’il y a cette mise en scène, même tape-à-l’œil, pour compenser un scénario absolument désastreux. On se retrouve face à une romance digne de After ou de Cinquante nuances de Grey. Une fille intelligente et maligne tombe sous le charme d’un homme toxique, un brigand aux sautes d’humeur criminelles. Un exemple flagrant est l’agression de la maison de son beau-père, sous le prétexte qu’il souhaite la voir. L’écriture de cette femme, obsédée par cet homme violent, laisse particulièrement à désirer. Jacqueline ne pense qu’aux hommes qui l’entourent : à Clotaire, son grand amour ; à son père et ce qu’il va penser d’elle selon ses décisions ; ou à son nouveau compagnon, rencontré pendant que Clotaire est en prison. Ce compagnon, qui s’avère être son patron, vient sur son lieu de travail pour la licencier. Cependant, il change d’avis en la voyant belle et sexy, surtout lorsqu’elle est toute mouillée… à cause de la pluie (on espère que ce n’est pas la métaphore recherchée par Gilles). Cet homme se révèle tout aussi toxique lorsqu’il découvre l’existence de Clotaire dans le passé de Jacqueline et devient de plus en plus possessif, puis violent. Jacqueline semble vivre uniquement pour les hommes qui l’entourent, et l’on se demande où est la patte d’Audrey Diwan dans l’écriture – à l’exception des rares moments où Jackie devient plus rebelle et envoie balader ces mêmes hommes avec une punchline ou un coup de téléphone bien placé.

Copyright Trésor Films – Chi-Fou-Mi Productions – Studiocanal / Cédric Bertrand

Là où l’écriture se révèle savoureuse, c’est dans la façon dont chaque personnage semble taillé sur mesure pour les acteurs qui les incarnent. Alain Chabat campe un père aimant, incapable de gronder sa fille, tandis que Benoît Poelvoorde excelle en vieux briscard pas si méchant, se livrant à des sessions de karaoké. Élodie Bouchez brille en mère au foyer sensible et à bout, tandis que Raphaël Quenard incarne un péquenaud avec un accent de kéké et une mentalité de coureur de jupons. On sent que chaque rôle a été écrit spécifiquement pour ces acteurs, et cela se voit à l’écran : c’est lui, c’est eux. Cependant, ne vous attendez pas à une comédie musicale traditionnelle. Nous sommes bien plus dans une œuvre multi-clipesque qu’un long-métrage où les acteurs poussent la chansonnette, ce qui est dommage mais s’intègre parfaitement dans l’ambiance rock’n’roll punk. Bien que certains interludes soient lyriques et semblent presque étrangers aux scènes, on peut par moments retrouver un soupçon de Flashdance et de West Side Story ici et là avec une une bande-son composée de tubes certifiés des années 80, dont “Sirius” de The Alan Parsons Project et “A Forest” de The Cure, qui contribue à donner au film une partie de son énergie propulsive. La durée exagérément prolongée peut sembler extravagante, mais L’Amour Ouf ne s’étire pas autant que prévu compte tenu du sujet assez cliché – ceci est dû à l’excellent choix de casting dont les performances s’harmonisent parfaitement à travers les deux décennies.

Le nouveau film de Gilles Lellouche est sûrement un OVNI, peut-être une grande folie ou simplement un effet de mode : quoi qu’il en soit, c’est une véritable odyssée de l’audace où l’on voit clairement un réalisateur profiter de son budget gargantuesque pour insérer du cinéma à chaque seconde, dans chaque plan, même sans réfléchir au sens que cela peut véhiculer. Pour cette prise de risque, ce coup de boost, cet effet kamikaze et cette proposition à la fois punk et malicieuse, L’Amour Ouf est un long-métrage aussi unique que les séquences hommages à Star Wars dans Narco. Il ne manque plus que Lenny Bar !

L’Amour ouf de Gilles Lellouche, 2h46, avec François Civil, Adèle Exarchopoulos, Mallory Wanecque – Au cinéma le 16 octobre 2024

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