[cRITIQUE] La Grâce – Une Affaire de Pellicule

Nous sommes ici en présence du pouls vibratoire de l’arrière-pays russe, où se mêlent harmonieusement des composantes ethniques variées. C’est une tragédie intime, celle d’un père et de sa fille, deux âmes solitaires liées et condamnées l’une à l’autre. La Grâce d’Ilya Povolotsky se révèle comme l’un des débuts cinématographiques les plus éblouissants qu’il m’ait été donné de contempler. Situé en marge de l’existence humaine, ce long-métrage parvient presque en silence à captiver et à surprendre.

Un père et sa fille, dont les noms demeurent inconnus, traversent les vastes étendues russes à bord de leur fourgon, qui abrite tous les trésors de leur cœur. Ils peinent à rassembler un maigre revenu grâce à leur cinéma ambulant, une projection en plein air improvisée dans des villages éloignés ou simplement dans les vastes étendues ouvertes que la Russie offre. Cette pratique n’est pas toujours en conformité avec la loi, et il leur arrive de devoir battre en retraite. Toutefois, l’immense écran argenté réunit leur public, qui le contemple avec émerveillement, quel que soit le film projeté. Cependant, la relation entre le père et la fille reste tendue, la source de leur discorde demeurant obscure. Est-ce le cinéma qu’ils réalisent eux-mêmes, une forme de divertissement local produite avec l’aide de prostituées de haltes routières et vendue à des camionneurs solitaires, tous des nomades comme eux ? Lorsqu’un jeune homme entre en scène, il semble que le lien entre le père et la fille puisse être rompu à jamais.

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Sombre et austère, imprégné d’une dose considérable de mélancolie, c’est assurément du cinéma russe. La Grâce est avare en dialogues, mais riche en puissance visuelle, que ce soit par la juxtaposition de paysages grandioses ou l’intimité oppressante du fourgon, le tout accentué par l’usage expert de plans-séquences par le cinéaste. La photographie riche en textures de Nikolay Zheludovich traduit la désolation des espaces et la relation entre les deux protagonistes à travers des images granuleuses, empreintes de nuances de verts sombres et de gris, le pull de la jeune fille étant le seul point lumineux dans cet univers. Dans son ensemble, cette narration visuelle saisit avec une précision brute, mais étrangement délicate, la dure réalité de la vie sur les routes russes.

Ce sombre périple illustre également remarquablement la diversité de la population russe, principalement à travers le prisme de la langue. Le père, habile dans les nombreuses langues parlées à l’intérieur des frontières de ce vaste pays, converse avec les habitants dans leur propre idiome, mettant en lumière que l’identité russe n’est pas homogène, mais une riche toile de cultures distinctes. Cette observation résonne particulièrement en ces temps de guerre, alors que Moscou puise la majeure partie de son effectif militaire dans ces contrées reculées de son territoire, épuisant non seulement la population masculine, mais aussi les multiples cultures que le pays abrite.

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Au cœur de tout cela, nous avons affaire à un film traitant de l’émancipation féminine, mais qui détient réellement le pouvoir dans ce pays ? Povolotsky plonge dans la désolation et le désespoir de vivre dans un lieu sans règles où l’on ne peut compter que sur soi-même, mais la persévérance transparaît dans le personnage de la fille, brillamment interprété par la déterminée Maria Lukyanova. À un moment donné, la caméra nous offre un aperçu de la première expérience sexuelle de la jeune fille, et dans un retournement rafraîchissant du pouvoir, elle nous montre entièrement le jeune homme, tout en préservant la pudeur de la jeune fille. Cette dernière prend un polaroid de son amoureux, ajoutant ainsi un autre cliché à sa collection, tandis qu’elle tente de documenter un pays en train de s’éteindre. Si l’on considère la guerre qui fait rage en ce moment, cette extinction peut être interprétée au sens propre, mais dans le domaine cinématographique, la Russie ne cesse de donner naissance à de nouvelles vies. Après Kirill Serebrennikov, Povolotsky émerge comme un nouveau talent d’un pays où le cinéma reflète l’âme de ses origines comme aucun autre.

Il s’agit d’une ode à la puissance du cinéma en tant qu’expérience collective, tel que l’a si justement évoqué le président du jury, Ruben Östlund, lors de la cérémonie d’ouverture du festival de Cannes en 2023. Il a souligné la force du cinéma lent et l’inspiration vaste des paysages. On ignore s’il a eu l’opportunité de visionner cette sombre œuvre d’art, mais il l’a sûrement imaginée. Sans l’ombre d’un doute, La Grâce est là, dans toute sa pureté.

La Grâce d’Ilya Povolotsky, 1h59, avec Maria Lukyanova, Gela Chitava – Au cinéma le 24 janvier 2024

10/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    10/10 This Is Cinema
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