Critique | Juré n°2 de Clint Eastwood, 2024 | Par Alexeï Paire |
Sans surprise, c’est le cycle de la vie : nous voyons les dernières figures du vieil Hollywood disparaître. Après Olivia de Havilland, Sidney Poitier et Kirk Douglas, il ne reste plus tant de personnalités du cinéma ayant connu la Seconde Guerre mondiale et fait rêver de nombreuses générations, jusqu’à nos arrière-grands-parents. Mais parmi les nonagénaires hollywoodiens, Clint Eastwood trône encore dans le paysage cinématographique, témoin d’une époque dont il fut l’un des plus beaux visages. Récompensé par l’Académie en 2005 pour Million Dollar Baby, il a réalisé depuis 15 films, bien loin du crépuscule de carrière qu’on lui attribuait il y a presque vingt ans. Ses derniers films sont souvent qualifiés de testamentaires. Pourtant, Gran Torino, Cry Macho ou La Mule sont avant tout des prolongements d’un questionnement déjà en place dans Impitoyable (1992). Le cinéaste explore l’Amérique et sa population, bien loin de l’image réactionnaire qu’on lui attribue parfois, comme s’il était l’héritier de John Wayne. Il est en réalité un personnage bien plus nuancé, proche de l’humain, et capable de délivrer, par exemple, un bel hommage à la culture hippie dans Breezy (1973).
Cet amour pour l’Homme s’est peu à peu transformé, chez Clint Eastwood, en une fascination pour la figure du héros américain. Si Hitchcock aimait plonger ses personnages dans des situations bien trop grandes pour eux, au sein de récits fictifs, Eastwood, lui, interroge l’émergence du héros ordinaire américain et la manière dont le pays le façonne. Richard Jewell, Anthony Sadler, Chris Kyle ou Chesley Sullenberger… Autant de noms d’hommes au destin exceptionnel qu’Eastwood explore dans son œuvre. Depuis quinze ans, il s’est surtout consacré à des films tirés d’histoires vraies. Juré n°2 marque un petit événement en s’inscrivant dans la catégorie plus rare des scénarios originaux. On y suivra Justin Kemp (interprété par Nicholas Hoult), choisi comme juré dans un procès pour homicide. Alors que le procès débute, il découvre qu’il pourrait être l’auteur du crime. Il se retrouve alors face à un dilemme : révéler la vérité ou la dissimuler. Aujourd’hui, qu’en est-il de cette figure du héros ordinaire américain, si chère à Clint Eastwood ?
Depuis le passage à l’an 2000, Clint Eastwood s’est rarement aventuré à mettre en scène autre chose que des personnages profondément empathiques. Son intérêt s’est principalement porté sur leur intégration dans la société américaine, révélant ainsi ses nombreux dysfonctionnements. Et bien qu’il conserve une critique des institutions, Juré n°2 se distingue comme un long-métrage bien plus pessimiste, interrogeant la nature humaine dans ses zones les plus troubles. Tout repose ici sur le visage de Nicholas Hoult, point de vue central d’un film qui s’attache à déceler les zones grises morales de chaque acteur d’un procès. Une certaine lucidité se dégage de la manière dont Eastwood convoque ses influences. Nous ne sommes pas dupes : douze jurés, onze condamnent l’accusé, un seul demande à débattre, tandis que le store de la salle est baissé. L’aura d’Henry Fonda plane sur Hoult, et Eastwood joue avec nos attentes. Il va même jusqu’à se moquer du spectateur en citant directement Douze Hommes en Colère. Lorsque Justin vote « non coupable », ce n’est pas par conviction, mais simplement pour engager une discussion sur le procès. Marcus (interprété par Cedric Yarbrough) est outré par cette attitude et insiste sur la culpabilité évidente de l’accusé, affirmant que n’importe quel autre jury l’aurait déjà condamné. Un parallèle amusant se dessine avec le film de Lumet : Marcus reprend l’obstination du personnage incarné par Lee J. Cobb, ajoutant à ce jeu d’échos un hommage subtil et un détournement savoureux des codes du film judiciaire classique.
Hormis ses scènes d’introduction, Juré n°2 ne s’inscrit jamais comme une relecture directe du film de 1957 (Douze Hommes en Colère). Cela tient en grande partie à la narration du récit. Si la première partie adopte la structure classique d’un procès, le reste évolue au fil des questionnements et de la peur grandissante de Justin. À mesure que le protagoniste revisite son passé, Eastwood transforme ce qui pourrait être son dernier film en un discours vertigineux sur la justice américaine et la nature humaine. Juré n°2 devient ainsi l’histoire d’un repentir, une thématique qui traverse toute l’œuvre du réalisateur, comme dans Impitoyable. Un parallèle intéressant se dessine entre Bill Munny, le protagoniste du film de 1992, et Justin. Les deux hommes partagent une trajectoire : anciens alcooliques, ils se sont relevés grâce à des femmes qui leur ont offert une chance de rédemption. En 1992, il ouvre Impitoyable sur un crime odieux envers une prostituée ; en 2024, il débute avec l’accident de voiture qui constitue le cœur du procès de féminicide. Cependant, là où Impitoyable présente Munny comme un homme marqué par des actes détestables dans son passé, Justin incarne l’idéal américain : il est marié, possède une maison et une voiture. Pourtant, peut-on voir en Justin une version plus jeune et innocente de Bill, encore en quête de pardon avant qu’il ne commette l’irréparable ? Impitoyable était un film nihiliste qui déconstruisait la figure classique du western, peuplé de personnages nuancés et hantés par leur passé. Ces mêmes nuances se retrouvent dans Juré n°2, qui peut être perçu comme un discours profondément pessimiste sur le statut du héros américain et les institutions qui le façonnent.
La figure de Justin n’est qu’un pion parmi d’autres sur l’échiquier perverti de la justice américaine, tel que la dépeint Eastwood. Là où Le Cas Richard Jewell dégageait une certaine candeur, incarnée par le désir sincère des personnages de faire éclater la vérité, Juré n°2, comme Anatomie d’une Chute et d’autres films de procès récents, ne s’intéresse pas à cette quête de vérité. Eastwood adopte un procédé narratif similaire à celui de Ridley Scott dans Le Dernier Duel. Lors de la recontextualisation des faits, les différents points de vue sur l’homicide se confrontent. La scène clé est rejouée plusieurs fois, avec des variations subtiles dans les détails. Selon qui raconte l’incident de la sortie du bar, le couple est positionné différemment, les mots échangés changent, et les nuances de leurs interactions varient. Dans la version de la barmaid, la tension monte rapidement : les insultes fusent et les contacts physiques se multiplient. Dans celle de l’accusé, sa compagne semble moins étouffée par sa présence, et les interactions physiques sont absentes. Ces différences intriguent au départ, mais le spectateur comprend rapidement que l’innocence ou la culpabilité du condamné n’est pas le véritable enjeu pour Eastwood. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de répondre à la question de la vérité, mais d’explorer comment le système judiciaire, les perspectives individuelles, et la subjectivité humaine façonnent la perception de la justice. Cette mise en lumière des ambiguïtés morales et des tensions sociales confère à Juré n°2 une profondeur qui dépasse le cadre du simple film de procès.
Bien qu’il répète tout au long du film que le système judiciaire n’est pas parfait mais reste le meilleur que l’on puisse avoir, Eastwood adresse une critique acerbe aux acteurs de la justice, souvent motivés par leurs intérêts personnels. Les deux avocats ne cherchent pas la vérité, mais simplement la victoire, et les jurés se désintéressent totalement de cette vérité. Leur présence dans la salle semble presque contrainte, et leur seule volonté est d’en sortir le plus rapidement possible. Seul le juré incarné par J. K. Simmons (Harold) se distingue par son désir sincère de faire éclater la vérité. On peut s’amuser à voir en lui une projection d’Eastwood lui-même : un ancien policier intègre, attaché à la justice et à la morale. Cette projection, bien qu’un brin narcissique, semble pertinente. Le cinéaste se voit peut-être comme un observateur plus lucide et humain, un homme de principes incarné par ce personnage. C’est aussi par le regard de ce juré que Justin commence à remettre en question tout son parcours de repentance. Les doutes et la droiture de cet ancien policier deviennent un miroir qui pousse le protagoniste à confronter ses propres failles, ajoutant une couche supplémentaire à la réflexion d’Eastwood.
Nicholas Hoult brille dans un rôle exigeant, incarnant un personnage en proie au doute, traversant une gamme d’émotions complexes. Sous la direction experte de Clint Eastwood, le spectateur reste empathique envers Justin, malgré ses actes. Eastwood orchestre cette tension avec une précision presque palpable, utilisant des détails visuels pour ancrer l’intrigue. Le vert de la voiture, seul élément incriminant Justin, devient un symbole omniprésent. Ce détail revient sans cesse : dans le décor du quartier, sur les vêtements de personnages, ou d’autres éléments visuels. Chaque apparition renforce la culpabilité, presque comme une ombre écrasante. Dès que Harold pose les yeux sur la voiture, elle envahit son esprit – et le nôtre. À chaque sortie du tribunal, elle est là, silencieuse, oppressante, un rappel constant de l’acte au centre du procès. Cette obsession sème peu à peu le doute parmi les jurés. Ce qui n’était qu’un détail finit par influencer les délibérations. Ceux qui semblaient désintéressés se mettent à scruter les indices, pris eux aussi dans la mécanique implacable qu’Eastwood construit, un engrenage où chaque détail visuel fait monter la pression. En jouant avec ces symboles, Eastwood transforme un simple objet en une force invisible qui fait basculer le récit.
La procureure Killebrew (Toni Collette) est un personnage fascinant, évoquant Kathy, la journaliste de Richard Jewell jouée par Olivia Wilde. Là où Kathy finit par défendre Jewell, elle suit un chemin opposé : d’une alliée en apparence neutre, elle devient une menace insidieuse. D’abord reléguée à l’arrière-plan, elle semble n’être qu’une silhouette parmi d’autres, concentrée sur sa victoire. La caméra, souvent placée du point de vue des jurés, accentue cette distance. Mais peu à peu, son ombre grandit. La tension monte avec ses apparitions plus marquées : des regards perçants à travers la salle, des gestes précis et calculés. Son rôle prend un autre relief lorsque leurs rares échanges deviennent plus directs, presque invasifs, comme si elle sondait Justin à chaque mot. Le basculement visuel est saisissant : des plans fixes sur son visage montrent son regard froid qui suit Justin, même hors du tribunal. Ses gestes, auparavant mécaniques, deviennent plus menaçants, son ton plus tranchant. Elle commence à sortir du cadre professionnel, s’aventurant dans des aspects personnels, comme une présence invisible qui semble le poursuivre. Ce changement donne à ces scènes une intensité palpable, où chaque rencontre devient une confrontation lourde de sous-entendus.
Eastwood utilise le cadre et le placement des personnages avec une précision chirurgicale pour refléter l’évolution du rapport de force. Au départ, Killebrew et Justin restent distants à l’écran, mais à mesure que la tension monte, ils se rapprochent physiquement. La procureure abandonne peu à peu sa posture de neutralité pour imposer une domination visible. Les contre-plongées, discrètes mais percutantes, accentuent cette supériorité, réduisant l’impressionnante stature de Justin (1,90 m) et traduisant sa perte de contrôle. Plus marquante encore que ces angles de caméra, c’est l’omniprésence croissante de Killebrew dans le cadre qui amplifie son emprise. Elle s’impose, qu’elle soit au premier plan ou tapie en arrière-plan, comme une présence écrasante. Ce poids atteint son paroxysme lorsqu’elle s’introduit dans l’intimité du foyer familial, rendant visite à Allison (Zoey Deutch), la femme de Justin, épuisée par une grossesse difficile et l’absence de son mari. Dans cette scène clé, la procureure domine visuellement l’espace. Sa posture imposante, face à une Allison vulnérable, transforme ce refuge en un lieu d’insécurité. Un détail poignant vient sceller cette bascule : une photo de famille visible dans la pièce, figée dans des temps heureux, contraste avec la détresse actuelle de Justin, écrasé par l’autorité de cette femme devenue la menace centrale. Par cette intrusion dans l’univers intime, Eastwood renforce la sensation d’étouffement, laissant le spectateur ressentir pleinement la descente aux enfers du protagoniste.
Eastwood excelle à capturer l’essence du mélodrame américain, et la scène entre Justin et Allison est l’un des moments les plus visuellement puissants de Juré n°2. Sans artifice, il transforme un simple champ-contrechamp en un tableau émotionnel saisissant, chargé de tension et de symbolisme. Le garage, sombre et étroit, devient un théâtre oppressant. La voiture incriminante trône en arrière-plan, immobile mais écrasante, témoin muet de leur échange. Allison, debout sous une lumière froide, éclaire la scène de sa présence rayonnante. Justin, lui, est partiellement dans l’ombre, comme écrasé par le poids de son secret. Son visage rougit à mesure que la confrontation s’intensifie, un rappel cruel du sang qu’il porte sur les mains. Par contraste, son corps semble se flétrir, vidé de sa force, tandis qu’Allison, enceinte, irradie de vitalité. Elle incarne la vie dans ce lieu imprégné de mort. Le cinéaste amplifie ce contraste par des cadrages serrés : un gros plan sur le ventre arrondi d’Allison, symbole de création, puis sur les mains de Justin, tremblantes et inutiles, marquées par la destruction. Les regards échangés deviennent des poignards silencieux. La voiture, floue mais omniprésente en arrière-plan, se superpose presque à Justin dans certains angles, comme un rappel inéluctable de sa culpabilité. Dans un moment déchirant, Allison baisse les épaules, abandonnant la confrontation pour embrasser le mensonge. Sa posture, autrefois droite et lumineuse, se ferme, son regard se brisant alors qu’elle accepte de taire la vérité. Ce basculement visuel, presque imperceptible, scelle leur union dans la trahison. La scène s’achève sur un plan fixe : Allison s’éloigne lentement, laissant Justin seul face à la voiture, une ombre sur le mur derrière lui, reflet de son poids moral. Ce tableau final capture parfaitement la corruption insidieuse du mensonge, rongeant même l’amour et l’innocence.
Dans la dernière partie du film, Eastwood approfondit les dilemmes moraux en explorant la notion de moindre mal. Justin, jusque-là dissimulé derrière une façade d’homme cherchant à protéger un innocent, se retrouve face à une vérité plus sombre. Ce héros ordinaire, typique du cinéma d’Eastwood, incarne un combat contre des institutions focalisées sur la victoire au détriment de la justice. Cependant, ce système finit par le contaminer. Justin en vient à envisager qu’il serait peut-être préférable de condamner un innocent, déjà brisé, plutôt que de révéler sa propre culpabilité, une vérité qui détruirait irrémédiablement sa famille. Ce dilemme, partagé avec Allison lorsqu’elle choisit de taire ses doutes pour protéger leur enfant à naître, souligne le thème central du film : la manière dont des choix moraux impossibles rongent les individus. Ce conflit culmine dans l’affrontement entre Justin et la procureure. En quête de vérité, elle se heurte à un système qu’elle représente mais qui, lui aussi, s’avère compromis. Eastwood traduit cette lutte intérieure par des plans serrés et une mise en scène épurée, capturant les regards lourds de fatigue et les silences chargés de sens. Ainsi, Juré n°2 dépasse la quête de justice pour interroger la corruption morale et l’érosion des valeurs face à des dilemmes où aucun choix n’est pleinement juste.
Peu avant la fin, Justin et Killebrew se retrouvent devant la statue de Thémis, imposante et silencieuse. La lumière crue du palais de justice éclaire leurs visages fatigués, soulignant le poids des choix qu’ils viennent de faire. Plus de confrontation, juste un échange empreint de gravité. Killebrew brise le silence, affirmant que les criminels peuvent être des gens ordinaires, une vérité qui semble flotter dans l’air, lourde et inéluctable. Justin, le regard perdu, confie sa vision du moindre mal. Pour lui, justice et vérité ne sont pas toujours compatibles. Ses mots tombent comme un verdict, empreints de résignation. Dans un geste presque imperceptible, il tourne le dos, s’éloignant lentement, absorbé par la pénombre du couloir. La statue, immobile mais vivante dans sa symbolique, domine la scène. Une brise légère fait osciller sa balance, un mouvement fragile qui traduit l’équilibre instable de la justice, vacillant sous le poids des décisions humaines. Cette image, aussi simple que puissante, encapsule le propos final d’Eastwood : le mal, insidieux, ne se limite plus aux institutions, mais trouve ses racines dans l’homme lui-même.
Le dernier champ-contrechamp montre l’avocate, vêtue d’un manteau vert symbolisant la culpabilité de Justin, pénétrant dans son foyer, brisant son dernier refuge. Son intrusion le confronte à ses actes dans un silence lourd de sens. Le film s’achève sur un gros plan du visage de Justin, marqué par la culpabilité et l’épuisement. Ce regard vide scelle un constat amer : l’individu, rongé par ses choix, échoue face à une société impitoyable. Par ce choix, Clint Eastwood conclut Juré n°2 sur une note de pessimisme rare dans son cinéma.
| Au cinéma le 30 octobre 2024