Anatomie d’une Chute, débute tel un film de procès classique. Divisé en deux parties, un acte criminel et un jugement, l’enjeu est clair : notre protagoniste a-t-elle commis un meurtre ? Cependant, rapidement, les situations se multiplient et se complexifient, transformant les enjeux du long-métrage en une Hydre de Lerne. À peine pense-t-on avoir tiré une conclusion qu’apparaissent deux nouvelles idées, conférant un rythme effréné au film. Avec ce quatrième film, Justine Triet se hisse parmi les réalisatrices françaises les plus captivantes de tous les temps, révélant ainsi “l’Anatomie d’une Ascension Cinématographique”.
ANATOMIE D’UN REGARD
Le corps de Samuel (Samuel Theis) est découvert par son fils, un garçon de 11 ans souffrant de déficience visuelle. Le jeune Daniel (Milo Machado Graner) ne peut donc discerner si la mort résulte d’une chute accidentelle ou d’un meurtre commis par sa propre mère, Sandra (Sandra Hüller). Cette introduction violente et frappante introduit plusieurs éléments. En premier lieu, le scénario du film consiste à élucider un mystère suscité par l’absence de vision. L’enfant est privé de vue tandis que son chien l’accompagnant est privé de parole. Ainsi, la réalisatrice nous plonge initialement dans la même situation que ce duo, c’est-à-dire sans toutes les informations nécessaires pour résoudre l’énigme. Pour combler ces lacunes, car en tant que spectateurs voyeuristes nous sommes assoiffés de connaissances, nous adoptons la perspective des enquêteurs parcourant le chalet familial. À partir de ce drame initial, Justine Triet et son co-scénariste (également son compagnon) Arthur Harari multiplient les points de vue engagés. Des extraits vidéo, des flashbacks, des visions mentales des personnages et de nombreuses autres techniques narratives viennent enrichir le film. Cette diversification des perspectives confère une complexité narrative et cinématographique. En effet, nous doutons de la véracité de ce que nous observons à l’écran, influençant ainsi notre jugement personnel. C’est notamment le cas lorsque des reconstitutions de discours d’un enfant malvoyant sont présentées, lesquelles peuvent être interprétées de différentes manières. Au-delà de cette complexité narrative, ces multiples points de vue insufflent à ce quatrième long-métrage un élément récurrent dans les films de Triet : le chaos.
ANATOMIE DU CHAOS
Au cinéma, Justine Triet a longtemps exploré le thème du chaos. Que ce soit dans La Bataille de Solférino, où l’élection présidentielle de 2012 bouleversait la vie d’une journaliste, dans Victoria, qui dépeignait déjà le chaos d’un tribunal, ou encore dans Sybil, se penchant davantage sur les troubles psychologiques. Anatomie d’une Chute fusionne tous ces éléments, combinant la présence médiatique prégnante, le cadre juridique restrictif et l’analyse psychologique des personnages, afin de créer un long-métrage aussi chaotique que possible. La réalisatrice part ainsi de deux huis-clos, le chalet isolé et le tribunal, qu’elle transforme ensuite en environnements vivants et expansifs. Dans le contexte de la montagne, le chaos surgit de l’introduction de personnages extérieurs dans ce lieu intime et privé. Des policiers et enquêteurs viennent disséquer la vie familiale de Sandra au sein de son propre foyer. Simultanément, le personnage de Marge, employée du système judiciaire, pénètre dans le domicile familial pour étudier la relation entre la mère et son fils, accentuant ainsi l’intrusion dans la vie “bien organisée” de Sandra.
Au tribunal, c’est l’arrivée de Sandra dans cet environnement procédural qui perturbe la routine. Les vagues de chaos induites par le procès ébranlent la façade de tous les personnages, vivants ou défunts. L’avocat général, brillamment interprété par Antoine Reinartz, dissèque l’anatomie d’une chute, celle d’un couple se vampirisant mutuellement. La vie de Sandra est bouleversée par ce chaos irréversible, car chaque détail de son existence est dévoilé publiquement. Elle est continuellement dévalorisée, ramenée à son statut d’étrangère (sa langue maternelle n’est jamais utilisée dans le film), sa relation avec l’alcool est évoquée, son travail est soupçonné de plagiat, et même sa relation avec son fils est remise en question. Les vies de Samuel, Sandra et Daniel sont disséquées dans un film de procès d’une modernité saisissante, à la fois éloigné et paradoxalement proche de ce qui a été précédemment observé dans ce genre. En utilisant le chaos (acteurs non professionnels, mouvements rapides, changements brusques de ton) comme vecteur, Anatomie d’une Chute s’inscrit dans la continuité des œuvres précédentes de Triet, tout en s’inscrivant dans l’évolution d’un genre plus vaste.
ANATOMIE D’UN FILM
Le film s’ouvre sur une citation explicite du film L’enfant du Diable (1980) de Peter Medak. Une balle qui dévale un escalier, rattrapée in fine par un chien qui semble fixer la caméra. En amorçant ainsi le film avec cette référence horrifique, Triet instaure une atmosphère sombre dans cette séquence rythmée, accompagnée d’un remix de “P.I.M.P”. Cette introduction subtile d’horreur, qui joue en plus sur la notion de regard, imprègne progressivement le film. Une idée de propagation malsaine que l’on retrouve plus tard, alors que les procédures judiciaires envahissent l’espace familial de Sandra. En une seule prise de vue, Justine Triet jongle avec des citations cinématographiques, faisant preuve d’enthousiasme dans l’exploitation de sa cinéphilie et de ses préférences personnelles. Cette volonté de moderniser des références ou des œuvres est au cœur du film. C’est pourquoi la cinéaste a évoqué à plusieurs reprises son désir de créer “un film de procès à la française”. Avant de réaliser Anatomie d’une Chute, Triet a visionné et étudié de nombreuses séries judiciaires américaines ainsi que des classiques du genre, tels qu’Autopsie d’un Meurtre (qui a d’ailleurs inspiré le titre du film) d’Otto Preminger, La Vérité de Clouzot ou encore Le Génie du Mal de Richard Fleischer. Fidèle à sa manière de générer le chaos, Triet modernise les stéréotypes (faux mais tenaces) de ce genre cinématographique pour surprendre le spectateur.
Ainsi, les prises de parole, habituellement rigoureusement orchestrées par la présidence du tribunal, deviennent plus spontanées et humaines. Les avocats s’éloignent des clichés habituels. On peut penser au personnage de Swann Arlaud, l’avocat de la défense, qui paraît léger et presque décalé face à la gravité du procès. Ses intentions envers Sandra, sa délicatesse dans ses prises de parole et ses réparties inattendues injectent toujours une touche de… chaos. L’avocat général adopte également une attitude plus agressive et souple dans ses interrogatoires, en contraste avec l’image traditionnelle présentée par les séries américaines. La mise en scène épouse cette intention, s’éloignant des plans fixes classiques des procès (qui suivent des personnages statiques) pour adopter des mouvements rapides et inattendus. On pense notamment à une séquence de questions-réponses où la caméra semble suivre les réactions de chaque individu, tel un spectateur suivant la trajectoire d’une balle de tennis. Je me souviens encore d’avoir observé la salle tourner la tête à gauche, puis rapidement à droite, avant de revenir à gauche. Des centaines de personnes immergées dans Anatomie d’une Chute, manipulées à la fois par Triet et peut-être par sa protagoniste Sandra. C’est dans ces moments de communion que le film se transforme en expérience mémorable, constituant ma meilleure séance cinématographique de l’année.
Avec ce long-métrage, point culminant de sa filmographie jusqu’à présent, la réalisatrice atteint un niveau inégalé. Elle imprime ses thèmes, notamment la manière dont la voix des femmes est confisquée par des institutions, à un genre qu’elle renouvelle avec originalité et talent. De nombreuses séquences resteront en mémoire pendant des mois, qu’il s’agisse d’une dispute intense ou bien évidemment de cette fin douce-amère. Un sommet qui laisse un goût amer car chargé de doutes et d’interprétations variées. Après la bataille vient… une nouvelle fois le chaos. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit à Cannes, où les déclarations de Justine Triet ont été déformées par de nombreuses personnes. La Palme d’Or prend la forme d’une victoire à la saveur douce-amère. Néanmoins, l’histoire retiendra ce long-métrage comme l’un des plus grands films de procès de tous les temps, et surtout comme l’ascension d’une grande artiste, bien plus qu’une simple chute.
Anatomie d’une chute de Justine Triet, 2h30, avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner – Au cinéma le 23 août 2023.
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JACK8/10 MagnifiqueFilm d'enquête captivant, Anatomie d'une chute use aussi du cadre judiciaire pour disséquer le couple, sonder le regard qu'on y porte de l'extérieur, étriller les préjugés et jugements hâtifs. Beaucoup de verbes (parfois à conviction) dans un long-métrage aux silences écrasants.