[CRITIQUE] Le Dernier Duel – Celui de Ridley Scott face aux illusions

Au Royaume de France, le 29 décembre 1386, dans un froid glacial où les flocons se mêlent à une boue maculée de sang, se déroule le dernier duel judiciaire français, une joute féroce dans une vaste cour. La foule enthousiaste soutient avec ardeur les deux combattants de ce duel épique : le chevalier Jean de Carrouges, vétéran appauvri par de nombreuses campagnes, mais honoré de multiples distinctions militaires, et l’écuyer Jacques le Gris, une figure renommée et respectée. L’objet de leur querelle réside dans l’accusation portée par De Carrouges à l’encontre de Jacques le Gris, à savoir le viol de Dame Marguerite de Carrouges, épouse de Jean. Leurs destins reposent désormais sur le verdict divin, car le roi Charles VI a ordonné un duel à mort pour trancher cette affaire.

Cependant, au-delà de l’apparente bravoure des deux guerriers, cette introduction révèle un aspect bien plus profond. À travers un montage alterné montrant les duellistes en train de revêtir leur armure et Dame Marguerite en train d’enfiler sa robe, le duel n’est pas simplement celui de De Carrouges et de Le Gris. Le dernier duel est avant tout le combat de Dame Marguerite contre un système oppressif et restrictif, un système patriarcal qui menace sa vie. Si Jacques le Gris l’emporte, Dame Marguerite sera condamnée au bûcher pour parjure. Il est remarquable qu’un réalisateur soit capable de raconter une histoire aussi captivante, imprégnée de conflits systémiques, d’événements historiques épiques, de vérités contradictoires, et, surtout, d’un duel dont les enjeux dépassent largement ses protagonistes. Ridley Scott réussit dès la première scène à mettre en lumière les multiples facettes de Le Dernier Duel. Avec ce vingt-sixième film, il signe une œuvre à la fois immersive, puissante et brutale, prouvant que, même à l’âge de 84 ans, il ne cesse de nous fasciner. Le Dernier Duel est une réalisation extraordinaire, réaffirmant le génie artistique de Ridley Scott.

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En premier lieu, ce film constitue une synthèse du travail cinématographique de Ridley Scott sur plus de quatre décennies. Le cinéaste britannique s’est penché sur des personnages féminins emprisonnés dans des systèmes cruels, que ce soit dans Alien (1979) ou Thelma et Louise (1991). De plus, il a exploré la manière dont les acteurs, volontaires ou non, sont pris dans les mécanismes de ces systèmes, notamment dans Blade Runner (1982), 1492 : Christophe Colomb (1992), La Chute du Faucon Noir (2002), Mensonges d’État (2008), et Cartel (2013). Le Dernier Duel met en scène deux hommes pris au piège d’un système qui les contraint à se battre sous le regard de Dieu. Le divin a déjà été une thématique récurrente dans l’œuvre de Scott, notamment dans Prometheus (2012) et Covenant (2017). Scott utilise ainsi sa riche expérience pour enrichir et perfectionner Le Dernier Duel. Il applique également son savoir-faire dans les films historiques, acquis en partie avec Gladiator (2000), Kingdom of Heaven (2005), Robin des Bois (2010), et Exodus : Gods and Kings (2014). Il est à noter que Gladiator est devenu instantanément un des plus grands péplums de l’histoire, tout en incarnant l’une des quêtes de vengeance les plus mémorables. Scott a abordé cette notion de justice à travers des films tels que Hannibal (2001), American Gangster (2007), et Tout l’argent du monde (2017). Cette fascination pour la vengeance, pour le duel, remonte aux débuts de sa carrière, avec son tout premier film en 1977, Les Duellistes, qui se déroule en France et partage des lieux de tournage avec Le Dernier Duel. Ainsi, Scott semble conclure un cycle entamé il y a plus de 44 ans, avec une conclusion finale prévue en 2023 grâce à Napoléon, un biopic sur Napoléon Bonaparte incarné par Joaquin Phoenix.

Le cinéma est un art de l’illusion, une forme d’expression qui se nourrit de visions et de rêves, cherchant à approcher la réalité sans jamais la saisir complètement, car le réel est l’antithèse du factice, du rêve, de l’illusion. Le Dernier Duel est l’adaptation d’une histoire authentique, celle de Dame Marguerite brisant le silence, déclenchant ainsi le dernier duel judiciaire français. Le film se distingue par sa remarquable restitution visuelle. Le spectateur est immergé dans les champs de bataille, où les hommes s’affrontent à mort, grâce à un travail sonore exceptionnel. Les cris des combattants, les hennissements des chevaux, le fracas des armures, le choc des lances sur les boucliers, le bruit des corps tombant au sol, tout concourt à créer une expérience immersive du XIVe siècle. L’objectif n’est pas de reproduire la réalité telle qu’elle était, mais de transporter le public dans un univers cinématographique crédible, préservant ainsi la suspension de l’incrédulité. Certaines concessions à l’exactitude historique sont perceptibles, notamment dans la conception des casques ne couvrant qu’une moitié du visage des duellistes. Cependant, cette décision a un impact direct en aidant le spectateur à identifier immédiatement chaque protagoniste tout en symbolisant la dualité intérieure qui les habite.

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Le film s’appuie sur l’image populaire d’un Moyen Âge austère et sombre, renforcée par la photographie glaçante de Dariusz Wolski, caractérisée par une palette de couleurs excessivement froide. Les décors d’Arthur Max contribuent également à l’immersion, puisque le film a été en grande partie tourné en France, dans des lieux médiévaux. D’un point de vue technique, le film est une réussite totale, notamment grâce au montage de Claire Simpson. La musique, empreinte d’intonations médiévales, renforce l’atmosphère historique. Sur le plan narratif, le film présente des idées novatrices, notamment en optant pour une approche fictive, compte tenu du manque d’informations historiques précises sur le duel. Cette décision peut sembler peu scrupuleuse du point de vue de la véracité historique, mais elle s’avère judicieuse du point de vue de la dramaturgie.

Avant de révéler le duel final entre De Carrouges et Le Gris, le film explore les perspectives de chaque personnage, utilisant ainsi l’effet narratif connu sous le nom d’effet Rashomon, introduit par Akira Kurosawa dans Rashomon en 1950. Cette technique consiste à montrer un même événement du point de vue de différents protagonistes, chaque version étant radicalement différente. Le Dernier Duel exploite ce dispositif pour permettre à Scott de mettre en valeur les performances de son trio d’acteurs : Matt Damon, Adam Driver, et particulièrement la brillante Jodie Comer. Chaque version révèle une transformation des personnages, façonnée par leur perception de soi et par le regard des autres. Par exemple, le personnage de Matt Damon, convaincu de son honneur, voit son image se fissurer progressivement. La prestation complexe et nuancée de Jodie Comer, au centre de l’intrigue, témoigne de son immense talent. Ridley Scott a été si impressionné par son jeu d’actrice qu’il l’a choisie pour incarner Joséphine de Beauharnais dans Napoléon, son prochain film, un rôle central qui permettra à Comer de démontrer l’étendue de son talent (aujourd’hui remplacée par la tout aussi brillante Vanessa Kirby). Il convient également de souligner le rôle surprenant de Ben Affleck, qui apporte une touche d’humour au personnage arrogant du comte d’Alençon, souvent saoul, et qui livre ses répliques comiques avec un timing impeccable.

Le film, malgré ses multiples versions des mêmes événements, ne perd jamais son attrait. Au contraire, chaque scène devient de plus en plus captivante à mesure que l’on se rapproche de LA vérité. Les différentes versions diffèrent grandement quant au caractère des personnages, tout en incorporant des détails subtils qui enrichissent l’intrigue. Le Dernier Duel fait le choix audacieux de désigner la vision d’un personnage comme la vérité de l’ensemble, une décision justifiée sur le plan cinématographique et dramatique, compte tenu de la rareté des informations historiques concernant l’affaire Carrouges/Le Gris. Scott opte ainsi pour une interprétation fictive de l’histoire, une décision éclairée par sa volonté d’explorer les sociétés passées pour éclairer les problèmes contemporains.

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En effet, Ridley Scott a souvent utilisé la science-fiction et la vision du futur pour critiquer son époque. Cependant, dans Le Dernier Duel, il utilise le passé pour dénoncer la société patriarcale. Marguerite décide de briser le silence imposé par un homme puissant, déclenchant un duel émancipateur. La comparaison avec le mouvement #MeToo est à la fois évidente et pertinente, surtout lorsque l’on observe les réactions des personnages face aux révélations de Marguerite. Les réactions de Jean de Carrouges, de Le Gris, de la mère de Jean et même de ses amies révèlent les stéréotypes misogynes intériorisés, caractéristiques de la société patriarcale. Dans le troisième acte, Scott laisse Marguerite s’exprimer, donnant ainsi la parole à la victime, exposant la violence d’une société et la douleur du viol, ainsi que les idées misogynes profondément enracinées dans l’esprit de nombreux personnages. Cette révélation souligne la laideur du passé et met en lumière la violence persistante de notre société contemporaine.

Finalement, Le Dernier Duel culmine dans un duel d’une virilité brutale, où deux guerriers s’affrontent pour leur honneur, laissant de côté la véritable victime de l’histoire. Toutefois, grâce aux multiples perspectives, le spectateur ne l’oublie pas. Le Dernier Duel ne se limite pas au combat entre De Carrouges et Le Gris, il s’agit avant tout du combat d’une femme contre le patriarcat, et de la quête de la Vérité face aux vérités multiples. Ridley Scott signe son retour tant attendu au sommet de son art, réalisant un film d’une violence déconcertante mais libératrice. C’est un film historique qui éclaire davantage sur le présent que sur le passé. Scott est incontestablement de retour, et nous attendons avec impatience la sortie de House of Gucci en novembre, un autre film explorant la notion de justice et de vengeance. Après 45 ans de carrière, le cinéma est pour Scott un duel incessant entre l’illusion et la vérité, entre les rêves et la réalité, un outil pour révéler les facettes des sociétés passées, présentes, et, très probablement, futures.

Le Dernier Duel de Ridley Scott, 2h33, avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer – Au cinéma le 13 octobre 2021.

Critique écrite le 14 octobre 2021, mise à jour le 3 novembre 2023 par Louan Nivesse.

8/10
Note de l'équipe
  • Enzo Durand
    9/10 Exceptionnel
  • Etienne Pamart
    7/10 Bien
    Le Dernier Duel reflète le premier film de son auteur, Les Duellistes par bien des aspects. Les deux films sont en partie tournés à Sarlat et narrent le combat de deux hommes gouvernés par leur honneur et leur orgueil. Les Duellistes se concentre en grande partie sur cet affrontement qui est le véritable cœur du récit alors que Le Dernier Duel revêt une ampleur narrative plus conséquente avec cette quête et lutte pour la vérité et surtout un troisième point de vue et le personnage de Marguerite (Jodie Comer). Pour narrer cette histoire, le choix de la forme du chapitrage est idéal pour illustrer davantage le point de vue de chaque personnage, selon les chapitres des mêmes scènes sont répétées et altérés, d’autres sont ajoutées et cette structure permet d’étayer justement et progressivement le portrait des trois figures centrales du récit. Le personnage de Marguerite se retrouve cependant un peu à l’écart lors des deux premiers chapitres et n’est alors une figure centrale que trop tardivement dans le récit qui n’en fait donc pas son personnage principal alors qu’elle est le cœur émotionnel et narratif du film. Le Dernier Duel se rattrape avec de grandes qualités plastiques, la reconstitution du XIVe siècle est très convaincante, les scènes de bataille très spectaculaire et d’une violence viscérale devenue trop rare dans ce type de film. Contrairement aux Duellistes, et sa lumière très blanchâtre et vive, Le Dernier Duel baigne dans une teinte plus sombre, une lumière bleuâtre et cendreuse qui met l’emphase sur la violence et l’impitoyabilité des personnages. Si Le Dernier Duel déploie son intrigue et la met en scène avec moins de grâce que son prédécesseur, le film fait justice à son intrigue ambitieuse et la restitue limpidement et spectaculairement. Avec Le Dernier Duel, Ridley Scott fait un bel et honorable écho à son premier film
  • Louan Nivesse
    8/10 Magnifique
    Avec une forte puissance, Ridley Scott déchaîne ses pensées les plus chères et les plus violentes dans une hydre à trois têtes passionnante qui ne cessera jamais de vous intriguer. N'espérez pas de grands assauts visuels comme l'on peut retrouver dans Gladiator, comme la promotion veut vous le faire croire, le dernier long-métrage de son auteur se savoure dans ses dialogues et ses silences pour exploser méchamment dans ses dernières minutes absolument grandioses. Bien que légèrement étiré, Le Dernier Duel est immense.
  • Vincent Pelisse
    7/10 Bien
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