[CRITIQUE] Drive-Away Dolls – Odyssée saphique qui pique

Pas fâchés, les frères Coen ont néanmoins exprimé le besoin de vaquer à leur cinéma séparément après trente-cinq ans de collaboration artistique. Nulle raison de s’affoler, le divorce est temporaire, mais ce bref revirement n’en est pas moins pertinent pour ce qu’il raconte du binôme. Pour Joel, le plus fidèle des deux, la rupture fut suivie d’une adaptation du célébrissime Macbeth, vendue dans un noir et blanc radieux, remplie d’ombres expressionnistes et récitée à la virgule près. Pour Ethan, le plus habitué à bosser seul, la priorité fut moins shakespearienne que rock’n’roll puisque donnée à la mise en boite d’un documentaire sur la légende Jerry Lee Lewis. Aujourd’hui, le cadet s’attaque à sa première fiction cinématographique en solo avec la comédie flashy Drive-Away Dolls et le constat est frappant, maintenant que chacun brode la sienne dans son coin : des deux frangins, le second est le moins enclin à quitter sa zone de confort. Après une ouverture in media res sous fond de meurtre pour une mystérieuse mallette, posant d’emblée son ambiance de film noir, le long-métrage déballe son histoire de copines mal assorties, longeant la côte Est des États-Unis pour oublier leurs tracas sentimentaux. Une expédition mi-libératrice, mi-initiatique pour elles, plus ennuyeuse pour leurs poursuivants : les jeunes femmes ont involontairement embarqué l’objet du crime (cette fichue mallette) et sont pourchassées, sans le savoir, par leur propriétaire. En théorie, la réunion de tous les ingrédients du bon vieux cinéma coennien, repère de personnages mal embouchés, impliqués dans un flux de péripéties indésirées et prises à la rigolade. Dans les faits, une pastille qui vaut essentiellement pour la performance décomplexée de Margaret Qualley, magique dans ce registre, mais qui éprouve toutes les difficultés du monde à transcender son sujet.

© Focus Features

Son langage de charretier lui fait aboyer ses intentions à chaque échange verbal. Et ils sont nombreux. Drive-Away Dolls est d’ailleurs si tenté par la provocation qu’il en tronque le calendrier : son discours dans l’ère du temps culbute un rigorisme vieux de vingt-ans, et nos héroïnes se retrouvent à porter leur homosexualité comme une marque de décadence dans l’Amérique des nineties. Ethan Coen (épaulé par son épouse et monteuse Tricia Cooke) a tout de même la malice de gratter le vernis du puritanisme en raillant la perversion qu’il recouvre, diffusée depuis les bureaux les plus importants du pays, mais l’on a connu le cinéaste plus taquin et, de manière générale, inspiré. Et ce ne sont pas ses interludes psychédéliques qui viennent réchauffer sa mise en scène empotée. L’imagerie n’a pour ainsi dire rien pour elle, et certainement pas le brin de folie clamé par le script malgré ses éclairages vintages, mais l’on peut a minima compter sur cette suite de photogrammes néoneux pour immortaliser l’alchimie délicieusement anormale des comédiennes. En poses relâchées et pleine maîtrise de l’espace, Qualley confirme la versatilité de son jeu comme son penchant pour la comédie fumée (et arrosée de sexe) après un passage remarqué dans le Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos. Face à tant de souplesse, la rigidité de Geraldine Viswanathan n’en est que plus délectable, l’actrice se plaisant à incarner le mur sur lequel s’écrasent les élucubrations de sa partenaire de route, de chambre et de cœur. La recherche d’équilibre de leur personnage, en amont de cette descente lubrique vers la Floride, est malheureusement survolée au profit de caméos auto-référencés, coups de feu maladroits, effets de montage douteux et déshabillage paraboliques. Vivement les retrouvailles fraternelles pour des virées plus mémorables.

Drive-Away Dolls de Ethan Coen, 1h24, avec Margaret Qualley, Geraldine Viswanathan, Pedro Pascal – au cinéma le 3 avril 2024.

4/10
Note de l'équipe
  • JACK
    4/10 Passable
    À son tour, Ethan Coen passe derrière la caméra sans son frangin avec Drive-Away Dolls, comédie flashy au langage cru et caméos marrants, mais qui éprouve toutes les difficultés du monde à transcender son sujet : une odyssée saphique dans une Amérique faussement puritaine.
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