Rechercher

[CRITIQUE] Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft – Au bord du gouffre

Image de Par Enzo Durand

Par Enzo Durand

Réalisé par l’illustre cinéaste allemand Werner Herzog, Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft est un documentaire poignant qui retrace la vie passionnée de ce couple de volcanologues français. Katia et Maurice Krafft ont parcouru les contrées les plus ardentes de notre planète, capturant des images saisissantes et épiques d’éruptions volcaniques. Le titre, bien que trop long, révèle les intentions prétendues du réalisateur : rendre hommage à ces deux figures emblématiques du volcanisme mondial en retraçant leur carrière. Le film débute en mars 1991, au Japon, près du Mont Unzen, lors de l’éruption tragique qui emporta les deux scientifiques. Herzog amorce le récit de cet épisode, s’arrête juste avant l’instant fatidique, et entame un long flashback qui retrace les débuts du couple ainsi que leurs moments les plus célèbres à travers le globe.

Revenons donc en arrière, à l’instar d’Herzog, pour examiner le titre du film. Bien que tout ce qui est présenté à l’écran soit véridique, le titre induit en erreur. Rapidement, on comprend que ce qui passionne le réalisateur n’est pas tant la carrière des Krafft. Il en esquisse les grandes lignes, mais omet leur engagement politique et leurs interventions médiatiques, aspects pourtant détaillés dans Fire of Love, un autre film récent consacré aux mêmes protagonistes. Alors, qu’est-ce qui fascine véritablement Herzog ? La réponse est évidente : les images. Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft contient donc une première tromperie ; le requiem est davantage dédié au cinéma des Krafft qu’à ces derniers eux-mêmes. Le long-métrage dissèque avec précision les images tournées par le couple, ainsi que leur évolution stylistique.

Herzog s’intéresse aux Krafft uniquement lorsqu’ils se mettent en scène, tels des personnages presque fictifs avec leurs tenues excentriques et leurs célèbres bonnets rouges, empruntés au commandant Cousteau. Ils créent ainsi, à partir du réel, des personnages de cinéma avec des costumes spécifiques et une mentalité propre. Dans ces séquences, où Herzog se pose en historien du cinéma volcanologique, on observe notamment l’évolution de la composition du cadre chez les Krafft. Au départ, seules les éruptions volcaniques et leurs images impressionnantes sont mises en avant. Puis, les Krafft se placent eux-mêmes dans le cadre, devenant des stars médiatiques. Enfin, ils capturent les conséquences des éruptions : les milliers de morts, les villages détruits, et les paysages désolés. Une atmosphère apocalyptique marque alors un tournant dans leur approche cinématographique. En orientant leur caméra vers les conséquences des éruptions plutôt que leurs causes, les Krafft créent un cinéma profondément politique, mettant en lumière la détresse des populations touchées et l’inertie de certains gouvernements. Ce changement de perspective confère à leur œuvre une dimension humaine et sociale, soulignant les tragédies que le feu des volcans laisse dans son sillage.

Toutes les images visionnées sont filmées par les Krafft et montées par Herzog selon une sélection thématique ou esthétique. Deux réflexions émergent immédiatement après la séance. Premièrement, les images projetées sont parmi les plus impressionnantes que l’on puisse voir. Aucun effet spécial ou trucage ne pourra jamais rivaliser avec ce mélange de beauté et de terreur capturé par les Krafft. La deuxième réflexion est plus perturbante : Herzog a menti une seconde fois. Son film est bien plus une œuvre sur lui-même que sur ce couple. Vers la fin du documentaire, le réalisateur prononce cette phrase : « J’aurais tout donné pour être un de leurs compagnons, pour pouvoir filmer ces images avec eux. » Cette déclaration est la clé pour comprendre ce que l’on vient de découvrir et Herzog lui-même.

Depuis le début de sa carrière cinématographique à la fin des années 1960, le cinéaste s’est spécialisé dans les films-voyages. Qu’ils soient documentaires ou fictionnels, Herzog aime explorer les quatre coins du globe pour ramener des images impressionnantes. Ses œuvres possèdent toujours deux caractéristiques : des images sublimes, mais dangereuses à filmer. Ce penchant pour le risque est omniprésent dans sa filmographie, à tel point que les anecdotes de tournage et les documentaires making-of sur ses films se multiplient. Herzog aime prendre des risques et aime que cela soit su, comme en témoignent ses excursions en Amazonie pour Aguirre, la colère de Dieu en 1972 et Fitzcarraldo en 1982. Il réitère cet exploit ensuite en Europe, en Australie, au Pôle Nord, et dans le reste du monde, à la recherche des images les plus dangereuses et impressionnantes. Une composante essentielle de son cinéma : aller si loin, risquer sa vie, pour ramener une poignée de pellicules capturant la grandeur de ces lieux. Malgré tous ses efforts, deux personnes ont réussi à faire mieux en termes d’images démesurées : les Krafft. Le documentaire révèle ainsi une double trahison. Non seulement il s’écarte de l’exploration exhaustive de la carrière des Krafft, mais il se révèle aussi être une œuvre introspective, une quête personnelle d’Herzog pour immortaliser son propre désir de capturer le sublime et le périlleux. Les images des Krafft, pures et saisissantes, deviennent le miroir des aspirations d’Herzog, ce cinéaste aventurier qui trouve dans la beauté brute de la nature un reflet de sa propre ambition démesurée.

La citation d’Herzog, exprimant son souhait d’avoir pu accompagner les Krafft, semble terriblement sincère. Maurice, Katia et Werner partagent de nombreux points communs, notamment celui de vouloir capturer l’image ultime, celle qui leur donnerait le courage d’affronter la colère quasi divine de la nature. Tout cela transparaît dans le montage réalisé par Herzog des images du couple : il a enfin à sa disposition les séquences les plus impressionnantes du monde et peut ainsi créer une œuvre commune. Leurs filmographies résonnent constamment : lorsqu’on voit une voiture et du matériel tirés au cœur des cendres infernales, on pense inévitablement à Herzog tirant un immense bateau à travers la jungle. Des liens se tissent, révélant la manière dont ces cinéastes sont liés, tant esthétiquement que moralement. Cette filiation se retrouve dans la plus belle séquence du film, lorsque Maurice Krafft filme la désolation d’une route coupée en deux, se tenant au bord du gouffre, tel Herzog filmant Aguirre, au bord de la folie.

Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft de Werner Herzog, 1h21, documentaire – Le 24 février 2024 sur Arte

0
0

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

IA_DU_MAL_LARGE
[CRITIQUE] L'I.A. du mal - Error 404
L’I.A. du mal tente de s’inscrire dans...
PEG OMY HEART_LARGE
[CQL'EN BREF] Peg O' My Heart (Nick Cheung)
Peg O’ My Heart est le quatrième long-métrage...
KILL_LARGE
[CRITIQUE] Kill - Permis de tuer
Présenté lors de l’ouverture de l’Étrange...
DEADPOOLWOLVERINE_LARGE
[CRITIQUE] Deadpool & Wolverine - Un hommage inattendu
Il est (re)venu, le temps des mutants. Pour les scénaristes...
MAXXXINE_LARGE
[CRITIQUE] MaXXXine - Le carnaval des illusions
En construisant son œuvre autour de clins d’œil...
GRAINES DU FIGUIER SAUVAGES_LARGE
[CRITIQUE] Les Graines du Figuier sauvage - Enlacer pour mieux régner
L’un des événements les plus marquants de l’année cinématographique...
ALIEN_ROMULUS_LARGE
[CRITIQUE] Alien : Romulus - Copie sans ratures
Passage obligatoire à une époque d’industrialisation...