[ANALYSE] Mary Poppins – L’art de la transgression au cinéma (Festival Lumière 2023)

Le Festival Lumière de Lyon nous permet de revoir nos classiques, et notamment nos classiques Disney, avec l’intriguant Mary Poppins. 23ème long-métrage du géant de l’industrie et réalisé par Robert Stevenson, il sort en 1964 et connaît un succès immédiat. Mais quelles sont les raisons de ce succès ? Au-delà du merveilleux conte pour enfant, le film explore des thématiques profondes, comme le refus de la conformité. Analysons cet attrait pour la transgression à travers la séquence d’animation, arrivant en milieu de film.

© The Walt Disney Company France
LA LECTURE “CAMP” ET LA NOTION DE TRANSGRESSION

Avant de s’attarder sur le contenu du film, il est intéressant de faire un rapide détour contextuel sur la lecture camp, un angle analytique du cinéma provenant des gender studies. Elle s’intéresse surtout aux comédies musicales dans lesquelles elle souligne, dans leur style excessif, un nouveau discours portant en général sur les questions de genres, sur l’hétéronormativité, et sur les questions de conformité au sens large. Il est cependant compliqué de poser une définition claire sur le mot camp. Dans son ouvrage Note on camp, Susan Sontag explique ce terme en le désignant par une façon de penser le monde d’un point de vue esthétique, en termes d’artifices, de stylisation et d’exagération. On trouve dans les films qualifiés de “camp” une hyper-expressivité qui crée une rupture avec les structures institutionnelles classiques. Historiquement, le camp a toujours été lié à la culture queer. Les personnes homosexuelles devaient cacher leur véritable sexualité afin de paraître “straight” (hétéro) : d’une certaine manière, ce sont des comédiens. Le camp permet d’exprimer leur inadéquation dans la société et de rejeter certaines règles et catégories étriquées grâce à une stylisation et une exagération de celles-ci. En accentuant la fausseté, cela permet de démystifier le réel.

Ainsi, les comédies musicales peuvent être considérées, par la lecture camp, de transgressives car les tableaux chantés et dansés qu’elles contiennent se présentent comme une véritable rupture dans le film. A titre d’exemple, lorsque les enfants se remémorent leurs aventures dans les dessins à la craie (moment du film qui sera commenté plus longuement en deuxième partie d’article), leur nounou fait semblant de ne pas comprendre, comme si ce moment enchanteur avait été effacé de sa mémoire. On pourrait encore prolonger cette idée : ces moments du film constituent un échappatoire quant à la réalité du frère et de la sœur. Les tableaux se manifestent comme scènes enchanteresses et merveilleuses, créant une vraie rupture avec l’espace-temps du récit, tout en s’intégrant fluidement dans le récit. Et là est bien la marque de fabrique de Disney : les séquences chantées qui caractérisent complètement la firme aujourd’hui.

D’un autre côté, l’animation est également une transgression dans le cinéma. Fondée sur le progrès technologique et la nouveauté, elle remet en question la place du live-action dans le cinéma. Elle revendique son altérité et sa nature factice, et permet d’instaurer un nouveau monde où tout est désormais possible (les chevaux d’un carrousel se décrochant du manège et prenant leur autonomie, ou chanter avec des animaux, par exemple). Ces images appartiennent de manière évidente à un autre registre. Bien que tourné en grande majorité en prise de vue réelle, Mary Poppins contient une séquence d’animation particulièrement intéressante qui arrive vers le milieu du film, arrivant, en plus des chansons qu’elle présente, dès les premières secondes comme une réelle rupture. Ce moment du métrage juxtapose en une seule séquence des régimes différents (d’une part le “réel”, d’autre part “l’animation) qui se nourrissent l’un et l’autre.

© The Walt Disney Company France

Au-delà de cette séquence particulière, il ne faut pas aller chercher bien loin pour comprendre qu’il s’agit d’un film transgressif. Cette idée se manifeste en effet dès les premières minutes du film, littéralement incorporé dans le personnage de Mary Poppins elle-même. Et pour cause : elle débarque dans une famille bourgeoise où l’ordre règne, dans une atmosphère qui ne semble pas y avoir de la place pour l’exploration de l’enfance. Monsieur Banks, le père de Jeanne et Michaël, leur impose un monde résolument adulte, en essayant d’éradiquer leurs pulsions enfantines pourtant nécessaires à leur développement. Mary Poppins peut être considérée comme un personnage transgressif dès lors qu’elle crée une rupture par rapport aux normes de la famille et, plus globalement, de la société. Lorsque les enfants racontent à leur père leur merveilleuse journée avec leur nouvelle nourrice, celui-ci s’agace. Par ailleurs, il refuse également que Michaël donne ses deux pences à la vendeuse de graines dont la nourrice lui a chanté l’histoire. A la place, il désire que son fils investisse ses deux pences à la banque, ce qui est une action relativement ridicule à faire faire à un enfant si jeune, les investissements appartenant au monde des adultes. Bert, le célèbre cheminot, expliquera aux enfants que les adultes sont en prison, emprisonnés dans leur monde d’adulte où le merveilleux, l’innocence et le jeu ont disparu. Mary Poppins débarque pour ouvrir la porte de cette prison et pour bouleverser tout le système absurde que monsieur Banks a mis en place. Avec sa magie et son comportement espiègle, elle éveille l’imagination des enfants, apportant du merveilleux et de l’enchantement dans leur quotidien : le rire permet de s’envoler, une fresque dessinée sur le sol à la craie devient la porte d’un nouvel univers, l’horrible huile de foie de morue prend la saveur que les enfants souhaitent… Mary Poppins remet en question la discipline stricte imposée aux enfants, et les libère en leur restituant l’émerveillement et l’innocence dont ils sont censés profiter. Lorsque Monsieur Banks amène son fils à la banque pour qu’il donne ses deux pences, celui-ci se met à crier car ce n’est pas ce qu’il veut. La panique envahit la banque et celle-ci ferme afin d’éviter une catastrophe. Monsieur Banks est accusé d’être responsable de la fermeture de la banque. Alors qu’il s’apprête à se faire virer, il se rappelle du mot magique de la nounou, “supercalifragilisticexpialidocious”, et se met à rire. Il sort de la salle de réunion en chantant et en effectuant quelques pas de danse. Il commence à s’amuser et à chanter avec ses enfants et sa femme. Ainsi, il finit par se reconnecter avec l’univers enfantin, et donc avec les délices de la vie. Mary Poppins s’en va après avoir complètement chambouler cette famille, mais surtout en donnant la leçon que l’ordre et le merveilleux peuvent coexister, et que l’innocence des enfants est quelque chose de précieux à préserver le plus longtemps possible.

LA SÉQUENCE DES “DESSINS À LA CRAIE” : LA TRANSGRESSION ULTIME !

Comme développé précédemment, Mary Poppins se présente comme une véritable transgression dû à une série de ruptures qu’on retrouve toutes dans la séquence des dessins à la craie : l’animation, la comédie musicale et le personnage de Mary Poppins elle-même. Dans cette séquence, Mary et les enfants rejoignent Bert qui dessine sur le sol à la craie. Ensemble, ils décident de sauter littéralement dedans et se retrouvent comme par magie dans les paysages qui étaient dessinés sur le sol. Là-bas, commence directement une séquence chantée en duo entre Mary et Bert (Jolie promenade) où les deux comédiens interagissent et chantent avec des animaux de la ferme. Ensuite, ils retrouvent les enfants sur un carrousel dont les chevaux vont peu à peu se détacher, gagnant leur indépendance. Le quatuor se retrouve malgré lui engagé dans une course de chevaux dont Mary sortira vainqueur. S’ensuit une deuxième séquence dansée et chantée (Supercalifragilisticexpialidocious) avant que la pluie vienne interrompre la scène, effaçant les dessins et obligeant les protagonistes à retourner dans le monde réel.

La première transgression à aborder est celle de l’animation, véritable marque de fabrique de la firme Disney. Depuis la production de son tout premier long-métrage en 1937, Blanche-Neige et les sept nains, l’ambition de Walt Disney est d’instaurer une esthétique de “l’hyperréalisme”, c’est-à-dire que les dessins de ses films doivent prendre en charge la juste perspective des objets, mais aussi des ombres et des jeux de lumière. Les corps des protagonistes sont également très réalistes et proportionnés à l’échelle d’un corps humain. C’est quelques années plus tard, à partir du Dragon récalcitrant en 1941, en passant par Saludos Amigos, Les Trois Caballeros, ou encore le controversé Mélodie du Sud, que Walt Disney expérimente le mélange entre prise de vue réelle et animation. Dans un film comme Mary Poppins, cela est encore différent puisque le film est en très grande majorité tourné en prise de vue réelle, et ne contient que peu de séquences d’animation.

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Par ailleurs, il serait intéressant de tourner ce concept autrement : cet hyperréalisme revendiqué par la firme est en réalité dans ce film à son paroxysme. Quoi de mieux que des prises de vue réelles, avec des comédiens en chair et en os pour tendre vers le plus grand réalisme possible ? Cela va de soi. Mais dans la séquence des dessins à la craie, Mary, Bert et les enfants se retrouvent complètement immergé dans un monde imaginaire, fait de décors peints et de créatures animées. Au milieu de ces animaux anthropomorphiques, à l’instar de la princesse Aurore dansant au milieu des oiseaux et des animaux de la forêt, on retrouve Mary et Bert dansant avec des pingouins. Cependant, au contraire de La Belle au bois dormant, Mary Poppins exhibe des protagonistes humains au milieu d’animaux dessinés, les acteurs sont physiquement présents. Ainsi, l’hyperréalisme disneyien est totalement renforcé dans ce film et est à son apogée. En prenant les exemples de Blanche-neige, de La Belle et la Bête ou de tout autre “classique Disney”, on remarque que les codes du cinéma en prise de vue réelle sont complètement copiés (comme dit précédemment, par le réalisme des proportions ainsi que les ombres, lumières, etc.). Dans Mary Poppins, ces codes sont alors littéralement intégrés lors de la séquence animée en mêlant ensemble le “réel” et l’animation.

Cette séquence clé du film présente alors des moments de danse et de chant dont Disney a le secret. Il s’agit de la deuxième transgression : en plus d’être plongés dans un monde totalement étranger esthétiquement parlant, Mary et Bert se mettent à chanter et à danser. Ce deuxième changement de régime (de la parole au chant) est cependant intégré de façon très fluide et naturelle, d’autant plus que le spectateur de film Disney est déjà habitué à ces changements de rythme, puisque les chansons sont sûrement la caractéristique principale de la réputation de Disney. C’est donc lors de cette séquence que la célèbre chanson Jolie promenade et la cultissime Supercalifragilisticexpialidocious se manifestent, proposant des scènes de danse en duo. Dans la première, Mary et Bert offrent une prestation bras dessus bras dessous. Il est pertinent de noter que les deux danseurs bénéficient d’une légèreté dans leurs pas qui deviennent plus aériens et sont alors libérés de toute brutalité et de leur contingence. Ce type de cinéma-danse voit le jour dans les années 30 avec le célèbre couple composé de Ginger Rogers et Fred Astaire qui ont instauré un type de danse délicat et aérien où les spectateurs ont l’impression d’être face à des danseurs qui défient la gravité. Dans cette séquence de Mary Poppins, en ce qui concerne la chanson Jolie promenade, les personnages, en plein milieu de leur danse, se mettent littéralement à voler. Le mélange entre animation et prise de vue réelle semble donner aux personnages des capacités, mais en réalité, cela commence dès le début de la séquence lorsque nos protagonistes sautent dans le dessin. Même si la nounou dispose dès les premières minutes du film de capacités hors-normes (notamment grâce à son sac magique), ce n’est pas le cas de Bert ni des enfants qui découvrent ce monde merveilleux fait de dessins animés. La seconde chanson de la séquence, Supercalifragilisticexpialidocious, aborde plutôt un remarquable numéro de claquette, tout en conservant de la légèreté. Mary et Bert sont loin de l’énergie et du dynamisme ancré au sol revendiqué par Gene Kelly dans les années 40 et 50 et sont de surcroît plus proches d’Astaire, comme évoqué précédemment. Dans Mary Poppins, on préfère la danse en apesanteur, frivole et douce qui correspond davantage au côté merveilleux qu’apporte cette séquence d’animation. Un autre exemple représentatif de cette idée est lorsque les chevaux du carrousel sur lesquels toute la petite troupe s’amusait décollent du manège, prenant en quelque sorte leur indépendance, et flottant littéralement dans l’espace.

De plus, cette séquence arrivant au milieu du film induit un double plaisir kinesthésique aux spectateurs, c’est-à-dire le plaisir ressenti par procuration de voir des personnages et des choses bouger, sans pour autant le reproduire. Cette séquence se présente comme une véritable parenthèse du film, plongeant dans un monde imaginaire où de nouvelles formes apparaissent. L’animation induit quelque chose de nouveau, que le spectateur n’avait pas encore vu dans le cadre de ce film. Il s’agit d’une nouvelle sorte de mouvement qui provoque un sentiment de curiosité et d’amusement à la fois chez le public. Lorsque l’on voit Bert danser avec les pingouins, cela crée un nouveau rapport entre “réel” et animé, entre fidélité à la réalité et abstraction, où les deux régimes se rencontrent et collaborent, se nourrissant de ce que peut apporter l’un et réciproquement l’autre. Ce plaisir kinesthésique crée un véritable moment euphorique qui comporte les séquences les plus renommée du film. Ce plaisir attire le spectateur par le mouvement “neuf” qu’apporte l’animation.

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Ces personnages en prise de vue réelle immergés dans un monde animé rappellent les Alice comedies qui ont fait les premiers succès de Walt Disney. Celui-ci produira  une série de petits films centrés sur le personnage d’Alice, une jeune fillette qui incorpore des mondes animés imaginaires, mais qui ne trouve au final ni sa place dans le “monde réel”, ni dans le “monde animé”. Cette idée se retrouve également chez les enfants dans Mary Poppins, ce qui constitue un troisième type de transgression. Le “monde réel” représente le monde des adultes, un monde dont ils sont par conséquent exclus. Leurs parents ne les écoutent pas, la preuve en est que leur père déchire leur liste de qualités nécessaires pour leur nouvelle nourrice au début du film. Au lieu d’écouter leurs besoins, il prétend savoir ce qui est réellement bon pour eux. Lorsque Mary Poppins arrive dans la famille, elle chamboule tout, et écoute les enfants, leur donne l’importance qu’ils devraient avoir auprès de leurs parents. Quand ils sautent dans l’univers des dessins, ils découvrent un monde imaginaire où tout est possible. C’est une communauté où tout le monde chante, danse et semble heureux. C’est d’ailleurs grâce à Mary et sa magie qu’ils arrivent à plonger dedans, Bert ayant fait une première tentative sans la nounou qui a échoué. Cependant, le film rappelle que ce monde n’est pas le leur : d’une part parce que ce sont des humains dans un dessin ; d’autre part parce qu’il est limité, la pluie venant effacer les crayonnages, et par conséquent faisant disparaître cet univers enchanté.

Avec cette séquence, la transgression est à son comble, portée à la fois par le cinéma d’animation, les moments de comédie musicale offert par le duo Mary-Bert, et par le personnage de Mary Poppins elle-même qui instaure à la fois une figure d’évasion pour les enfants, plongés dans un monde merveilleux et amusant ; mais qui est également une figure d’autorité qui les rappelle à l’ordre dès lors que la pluie commence à effacer le dessin et qu’il faut retourner dans le monde réel. En effet, comme expliqué précédemment, c’est bien le personnage de Mary qui porte en elle toute la transgression au cœur de ce film. C’est elle qui débarque dans cette famille bourgeoise et brise les conventions familiales.

Mary Poppins, de Robert Stevenson, 2h19, avec Julie Andrews, Dick Van Dyke, et David Tomlinson – Sorti au cinéma le 1er octobre 1965.

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