Le septième art, comparativement à d’autres expressions artistiques telles que la peinture ou la musique, se présente comme une création relativement récente. Du balbutiement des courts métrages muets de quinze secondes au seuil des années 1900 aux épopées narratives cinématographiques colorées et flamboyantes de notre ère, le cinéma et son art de réalisation ont évolué incessamment. Les documentaires, à l’instar des œuvres narratives, ont subi une transformation considérable, passant des récits simplistes de la vie quotidienne à des narrations cinématographiques plus sophistiquées, racontant des récits complexes ou se plongeant dans le vécu de personnages singuliers. Cependant, tandis que bon nombre de réalisateurs de documentaires s’essaient à de nouvelles formes de narration, telles que le recours au dialogue parlé ou à la narration, le cinéaste Godfrey Reggio opte, quant à lui, pour une approche novatrice, associant visuels et musique sans recourir à la narration verbale dans son magnifique premier film, Koyaanisqatsi. À travers cette œuvre documentaire phare, Reggio sonde les méandres de l’histoire de la civilisation, depuis ses modestes débuts rustiques et primitifs jusqu’aux méthodes technologiques et économiques de la société contemporaine des années 1970, usant d’une variété de prises de vue aériennes et d’images accélérées pour illustrer la frénésie du mouvement quotidien.
Dès les premières images du film, une atmosphère inquiétante s’impose, portée par les chants lents de l’orchestre de Philip Glass, scandant la phrase « Koyaanisqatsi ». Répété à maintes reprises, ce mantra accompagne le lancement d’une fusée, ralenti, ses propulseurs s’éloignant lentement du sol avant que l’image ne se dissipe, laissant place à une quiétude plus profonde. Cette transition abrupte, de la célébration des exploits de la société moderne dans une atmosphère menaçante à une sérénité apaisante, ponctuée de paysages désertiques, traduit une appréhension à l’égard des avancées technologiques, tandis que la nature et ses créatures revêtent un sentiment de nostalgie. Si les scènes de déserts filmés en contre-plongée offrent une tranquillité majestueuse, la présence d’édifices industriels et de véhicules instaure un malaise latent, leur juxtaposition visuelle avec la pureté naturelle des décors faisant écho à des figures monolithiques crachant leur fumée. Le directeur de la photographie Ron Fricke, qui dirigera plus tard des documentaires muets similaires tels que Baraka ou Samsara, capture la splendeur de la nature sauvage dans ces premières séquences, insufflant aux mouvements de caméra une fluidité élégante et préservant la stabilité des prises pour éviter tout chaos visuel.
Au fil de l’œuvre, le spectateur est immergé davantage dans le quotidien et la société, à travers des métropoles urbaines et des environnements citadins. Cette plongée dans l’humanité prend tout son sens avec la séquence « Pruit Igoe » de Philip Glass, où la démolition et la destruction se muent en un montage évocateur. Tandis que les édifices s’effondrent, probablement pour laisser place à de nouvelles architectures, la partition musicale devient de plus en plus dramatique, l’orchestre montant en puissance à mesure que les structures cèdent sous la force implacable de la démolition. Loin de chercher à justifier ces destructions, Reggio évite toute explication, laissant aux multiples perspectives sur ces démolitions le soin de témoigner des actions radicales entreprises par la société moderne pour effacer les vestiges jugés économiquement obsolètes, arrachés sans cérémonie aux villes où ils s’érigeaient. Ces scènes de destruction soulignent également la propension des civilisations à la ruine et au déclin, ces titans en décrépitude faisant écho aux paysages naturels initiaux et soulignant l’impact saisissant de ces environnements vierges sur le développement humain.
Plus tard dans le récit, la civilisation occupe le devant de la scène, le spectateur étant entraîné au cœur de divers paysages urbains. Si Reggio et Fricke privilégiaient auparavant des prises de vue calmes et des mouvements lents, le film s’emballe désormais pour refléter l’accélération incessante de la société, tant sur le plan technologique qu’architectural. Les paysages autrefois plats se transforment en chaînes de montage et en structures métalliques. Alors que « The Grid » expose la frénésie de la vie urbaine moderne à travers des infrastructures sophistiquées, la musique de Glass, initialement lente, s’accélère, épousant le rythme haletant d’une machine synthétique. Les images des foules s’animent, s’enchaînant à un rythme effréné, telles des motifs linéaires répétés en accéléré. Les usines deviennent le pouls vital de la civilisation, produisant biens de consommation à l’instar des organes participant à la survie organique d’un être humain. En répétant ces schémas de mouvement à travers divers environnements, Reggio souligne la monotonie de la vie moderne, où l’individu est enchaîné à une routine ritualiste et dépourvue de stimulations pour subsister et exister. La partition de Glass, victime elle aussi de ces cycles répétitifs, martèle le public de la même surcharge sensorielle rencontrée dans le quotidien, culminant en un crescendo de vitesse et de volume. Après cette séquence d’effervescence énergétique, le film opère un revirement sombre et lent dans son dernier acte.
Si « The Grid » peut sembler triomphal dans sa cacophonie bruyante, le segment « Prophecies » offre, quant à lui, une vision plus morose. Revenant à un rythme et à un ton plus contemplatif, il dévoile la déchéance et la misère des métropoles urbaines à travers des gros plans détaillés et une photographie au ralenti. Là où « The Grid » dissimulait les individus dans ses lignes de mouvement rapides et ses lumières clignotantes, « Prophecies » les met en lumière, les plaçant au premier plan. Fricke brille dans ce moment mélancolique, capturant des visages marqués par la tristesse ou le stress, interpellant presque le spectateur du regard, témoignant de la détresse de la vie urbaine pour la plupart des citoyens. Les chants, d’abord introduits en ouverture du film, reviennent en force, scandant des mantras d’angoisse que semblent exprimer les personnages. Là où « The Grid » glorifiait les bienfaits de la technologie pour conforter le mode de vie moderne, « Prophecies » met en lumière la souffrance des démunis, eux qui ne bénéficient pas des avancées technologiques et économiques du monde moderne. Exit les hommes d’affaires et les nantis en costumes élégants ; place aux déshérités, laissés dans l’ombre par une société obsédée par le progrès. Ce dernier acte interpelle le public, l’invitant à questionner l’efficacité de la modernisation, conscient que ces laissés-pour-compte ne goûtent guère aux fruits de l’évolution contemporaine.
Alors que le film touche à sa fin, le spectateur est ramené au lancement de fusée, interrompu au début de l’œuvre. La fusée, filmée en gros plan, s’élance vers le ciel avant d’exploser soudainement, un fragment retombant lentement vers la terre. Tel Icare, cette image puissante constitue une conclusion saisissante sur le progrès technologique de l’humanité, révélant que même la société la plus avancée peut sombrer brusquement, au sommet de son savoir-faire. Elle souligne l’absurdité de cette quête incessante d’une technologie toujours plus sophistiquée, s’achevant sur une explosion anticlimatique qui contredit l’attente de grandeur suscitée au début du film. Avec cette explosion, l’image s’évanouit, laissant place à une peinture rupestre, initialement introduite, avant de se fondre dans l’obscurité, accompagnée d’une carte titrée révélant la définition abrupte du titre du film. Cette peinture rupestre, dernière image du récit, constitue un sommet significatif, rappelant à l’humanité sa capacité à évoluer au fil des millénaires. Cependant, si la société ne sait tempérer ses aspirations et son désir de progrès, elle est condamnée à sombrer dans la violence et la déchéance.
Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, 1h27, documentaire – Sorti en 1982