[RETROSPECTIVE] Les Idiots – Farce ou chef d’œuvre ?

Stoffer et son groupe d’amis se font passer pour des personnes atteintes de retard mental, résumant ainsi Les Idiots et bien plus encore en une seule phrase. Notre synopsis capture l’esprit de groupe au cœur du film, ainsi que l’idée d’illusion. Beaucoup de choses peuvent être dites sur cette volonté de se faire passer pour quelqu’un d’autre, mais nous y reviendrons. Lars Von Trier réalise Les Idiots en tant que premier film après sa signature du Dogme 95. Ce mouvement cinématographique, principalement lancé par Thomas Vinterberg (Festen, Drunk) et Lars Von Trier, prône un retour à la naturalité et à la sobriété visuelle, en s’éloignant des productions américaines à gros effets spéciaux. Cependant, en réalité, les films estampillés Dogme 95 n’ont jamais complètement respecté leurs propres principes. Surtout, Les Idiots bafoue plusieurs idées de ce mouvement cinématographique, peut-être par négligence ou comme une forme d’humour étrange dont Lars est adepte.

Les Idiots est l’un des meilleurs films du cinéaste danois, et c’est celui que je vous recommanderais en priorité lors de la ressortie de ses longs-métrages. La structure du film permet de tirer pleinement parti de son potentiel en le divisant en deux actes très différents que nous analyserons ici. Le premier acte se compose de scénettes mettant en scène le groupe dirigé par Stoffer et l’intégration de Karen, la nouvelle venue. Dans ces séquences, on observe “les Idiots” libérer leur “idiot intérieur” dans diverses situations qui mettent à l’épreuve la bienséance politique. L’objectif est de confronter les normes sociales et la retenue de la bourgeoisie, les mettant ainsi mal à l’aise. Le résultat est un film extrêmement divertissant, car il vous place d’emblée dans une catégorie : soit vous êtes choqués par les scènes de sexe ou les imitations, soit vous prenez plaisir à observer les coutumes sociales être transgressées. Lars Von Trier force le spectateur à prendre parti pour ou contre les personnages, qu’on le veuille ou non. C’est sans doute sa manipulation cinématographique la plus réussie de cette première partie de sa carrière.

La seconde partie du film adopte une structure narrative plus traditionnelle et extrêmement émouvante. En effet, l’aspect amusant ou régressif des imitations devient dramatique lorsque l’on comprend pourquoi ces individus agissent de cette manière. Les traumatismes se révèlent, révélant ainsi toute la puissance émotionnelle du film. Cependant, c’est étonnamment dans ce second acte que toute la puissance politique des Idiots se dévoile. Ce qui commence comme un pamphlet contre la bourgeoisie intellectuelle devient plus complexe. Les Idiots, des bourgeois apparemment ennuyés, se moquent d’autres bourgeois pour remettre en question un certain ordre social. Jusqu’à présent, l’idée politique du film semblait simple, mais à mesure que les événements dramatiques s’accumulent, tout devient confus. Finalement, Les Idiots, en tant que groupe, sont-ils une propagande en faveur de l’individualisme et de la sortie de la société, ou bien prônent-ils une forme de collectivisme au sein de la communauté qu’ils forment entre eux ? Ce long-métrage met-il en valeur le groupe bourgeois ou le dénonce-t-il ? Autant de questions qui resteront, comme souvent avec Lars Von Trier, sans réponses.

Ce qui nous intéresse tant chez ce cinéaste, c’est sa capacité à semer le doute quant à son orientation politique ou ses intentions artistiques. Lorsqu’il insère des séquences où les personnages s’adressent à la caméra, rompt-il le quatrième mur ? Réalise-t-il une sorte de mockumentaire ? Est-ce une manière d’exprimer les pensées intimes des protagonistes ? Rien ne sera jamais révélé, ce qui entretient un flou constant autour de l’œuvre de Lars Von Trier. Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette rétrospective, ce n’est pas tant les pensées de Lars Von Trier que la manière dont le public et les critiques s’approprient ses longs-métrages. Les Idiots peuvent être à la fois un film divertissant, un pamphlet contestataire, une critique de la bourgeoisie, un film méta sur son propre médium, ou bien encore bien d’autres choses.

C’est quoi le cinéma de Lars Von Trier avec Les Idiots ? Soit c’est un immense film qui perpétue l’idée du cinéaste de donner le pouvoir de l’interprétation aux spectateurs, soit c’est une œuvre fausse et dénuée de sens artistique. Personnellement, je penche pour la première option, car le réalisateur a prouvé à plusieurs reprises au cours de sa carrière qu’il sait poser des questions sans jamais y répondre. Cette faculté, qui témoigne de son amour pour le cinéma expérimental, confère une saveur particulière aux Idiots. Le film se métamorphose selon le point de vue des spectateurs et évolue également avec le temps. Il fait partie de ces œuvres sur lesquelles il est intéressant de porter un regard après avoir terminé une filmographie complète. Et cela tombe bien puisque l’intégralité de ses longs-métrages sort cet été grâce aux Films du Losange. Alors n’hésitez plus et foncez voir ce film réalisé par des idiots, avec des idiots et pour des idiots.

Les Idiots de Lars Von Trier, 1h57, avec Bodil Jorgensen, Jens Albinus, Anne Louise Hassing – Ressortie au cinéma le 12 juillet 2023 dans le cadre de la rétrospective Lars Von Trier, projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma

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