[RETOUR SUR..] Eva ne dort pas – L’ordre de l’image

Dans son quatrième film, Pablo Agüero s’intéresse à Eva Perón, première dame d’Argentine de 1946 jusqu’à sa mort en 1952 et l’une des figures politiques les plus importantes de l’histoire de son pays. Eva ne dort pas commence à la mort d’Eva Perón et se conclut sur son enterrement par la dictature militaire vingt-quatre ans plus tard en 1976. On suit le chemin d’Eva Perón, de ses idées, de son corps, d’abord manipulé par l’embaumeur puis déplacé les militaires (Denis Lavant et Nicolás Goldschmidt) et enfin absent du cadre alors que des militants péronistes interrogent le général Aramburu (Daniel Fanego) pour tenter de le retrouver. En trois chapitres s’étalant sur plus de vingt ans, Pablo Agüero filme l’aura qu’eut Eva Perón sur la société et vie politique argentine bien après sa mort.  

Eva ne dort pas est composé de deux formes d’images, d’un côté les scènes très stylisées filmées par Pablo Agüero, de l’autre les images d’archives où l’on voit entre autres les rues de Buenos Aires s’émouvoir de la mort d’Eva Perón et subir la loi de la dictature militaire. Ces images d’archives sont particulièrement importantes pour l’équilibre narratif et stylistique du film, elles permettent à la fois de marquer l’ambition du film de retracer l’histoire de l’Argentine sur plus de vingt ans et de tenir son discours sur l’appropriation des images et du symbole d’Eva Perón. Ces images d’archives dénotent nettement avec les scènes très stylisées filmées par Agüero, se déroulant en huis-clos, filmées en grande majorité en plan séquence et où l’on retrouve peu de personnages. Pablo Agüero s’approprie alors du réel et de l’histoire argentine en reprenant ces images d’archives, mais s’appuie également sur la fiction pour composer son film dont le sujet est justement l’appropriation d’Eva Perón par le peuple argentin, la dictature militaire et les militants péronistes. Comme les personnages qu’il met en scène, le réalisateur s’approprie la légende d’Eva Perón pour filmer son aura dans la société argentine et la questionner dans les scènes fictionnelles.

La première partie introduit deux motifs clés du film, son esthétique et l’importance du corps, de la carnation d’Eva Perón. Dès ce premier chapitre, Pablo Agüero matérialise la claire volonté de composer son film à partir de deux formes d’image bien distinctes et déploie dans cette séquence une photographie très travaillée, des plans très stylisés rappelant l’ambiance des films d’horreur de la Hammer. Cette scène, où l’on observe la fascination de l’embaumeur pour le cadavre d’Eva Perón, finit par basculer dans l’imaginaire, le fantasme, comme le film bascule lui-même du réel à la fiction. D’autres évènements étranges, surnaturels parsèment le film, une bougie apparait mystérieusement en plein milieu d’une route, une petite fille dit voir le cadavre d’Eva Perón s’animer, des personnages évoquent même l’idée qu’elle se réveille de son cercueil.

La religion occupe également une place importante dans le film, d’abord dans le texte quand l’amiral Massera (Gael García Bernal) souligne la coïncidence des morts du Christ et d’Eva Perón, tous les deux décédés à trente-trois ans. Dans le premier chapitre, Pablo Agüero met aussi en scène de façon très littérale l’aura mythique et religieuse d’Evita et sa sacralisation avec un travelling commençant sur un tableau de la Vierge Marie pour se conclure sur le cadavre d’Eva Perón. Les visages des deux femmes semblent se répondre, Pablo Agüero met en scène Eva Perón comme une icône religieuse et interroge la perception et l’appropriation de cette icône par le peuple argentin. Ce premier chapitre se concentre sur le corps, la carnation d’Eva Perón qui consiste en un enjeu de taille au sein du film. Le symbole d’Eva Perón se matérialise également dans son corps, en témoigne la satisfaction de l’amiral Massera une fois son cadavre rapatrié en Argentine et enterré par la dictature militaire « Il m’a fallu vingt ans pour venir à bout d’une femme qui était déjà morte. » Comme une icône religieuse, Eva Perón continue de vivre après sa mort dans les idées qu’elle incarna aussi bien que dans sa corporalité.

Eva ne dort pas a pour particularité d’être en grande partie du point de vue des opposants d’Eva Perón. La dictature militaire, qui a renversé Juan Perón après la mort d’Evita, est très présente avec la voix off de l’amiral Massera qui ponctue régulièrement le film et le deuxième chapitre qui montre les militaires chargés de déplacer le corps d’Eva Perón. L’armée n’agit ici que pour servir ses propres intérêts, Pablo Agüero filme les limites de son système hiérarchique et de ses dérives virilistes dans le dénouement grotesque du second chapitre où les deux militaires finissent par en venir aux mains et abandonner le cercueil. Cette scène qui commence dans l’obscurité se conclut baignée de lumière alors que le cercueil d’Eva Perón est ouvert et qu’elle apparait libérée de ses oppresseurs, un autre exemple d’iconographie religieuse dans le film. Le choix du huis-clos et d’espaces très restreint comme cadres pour le film est emblématique de l’étouffement et du repli sur lui-même du pays et des personnages que met en scène Pablo Agüero. Le caractère sépulcral et nébuleux du monde dépeint par le réalisateur se retrouve également dans l’esthétique du film, jouant beaucoup sur le clair-obscur, les cadres et décors très sombres dans lesquels les personnages déambulent.

Le troisième et final chapitre du film voit des militants péronistes confronter le général Aramburu pour tenter de retrouver le corps d’Eva Perón. Pour la première fois, le film se concentre sur des personnages du côté d’Eva Perón, mais il présente ici les dérives de ses militants agissant en juges et bourreaux auto-proclamés. En faisant écho à un détail glissé en début de film, Pablo Agüero achève dans cette scène sa mise en scène des aspects les plus malsains de la société argentine des années cinquante aux années soixante-dix. Dans le premier chapitre se déroulant dans les années cinquante, à la mort d’Evita, on apprend que la fille de la femme de ménage travaillant au laboratoire de l’embaumeur se nomme Esther. Celle-ci est fascinée par le visage d’Eva Perón et dit la voir bouger. Dans le dernier chapitre, une jeune militante péroniste, également nommée Esther, ressemble grandement à Evita et est coiffée du même chignon. À travers ce personnage, autant façonné par Eva Perón qu’il finit par en adopter les idéaux et les traits que par la violence et brutalité de son époque, Pablo Agüero met en scène les paradoxes et impasses de l’Argentine des années soixante et soixante-dix.

Loin d’une fresque historique, Eva ne dort pas narre en quelques épisodes les troubles et questionnements qui traversent l’Argentine à la mort d’Eva Perón. Pablo Agüero filme le chemin du symbole d’Evita, des idéaux, combats qu’elle incarne dans trois chapitres exposant les contradictions et maux de l’Argentine au milieu du vingtième siècle. Le réalisateur questionne l’héritage d’Evita et parvient à confondre son sujet et son film pour mettre en scène l’appropriation et manipulation des images et symboles.

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