[INTERVIEW] Robin Campillo & Hugues Delamarlière – Qu’une illusion

A l’occasion de la sortie du sublime l’Ile Rouge de Robin Campillo, nous avons eu la chance d’interviewer le cinéaste ainsi que l’un de ses acteurs, Hugues Delamarlière. Milles mercis à Memento Distribution, et bien sûr au superbe cinéma Saint-Leu d’Amiens que je côtoie tous les jours avec enthousiasme. Retour sur cette discussion sympathique et captivante sur l’un des films les plus réussi de l’année.

Enzo Durand : Tout d’abord merci à vous deux pour ce film, probablement l’un des plus beaux et sensoriels que je verrai cette année.

Robin Campillo (en éclatant de rire) : Il reste six mois encore ! Mais merci à toi pour ce joli compliment, et surtout merci d’avoir vu le film alors qu’il fait si beau en ce moment.

Enzo Durand : Alors, pour venir directement à notre sujet, Robin comment avez-vous trouvé Hugues, pour jouer un rôle aussi difficile ? (NDLR : le personnage que joue Hugues est Bernard, un militaire qui change complètement au cours du film).

Hugues Delamarlière : Alors celle-là, elle va être marrante !

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Robin Campillo : Alors ce qu’il s’est passé, avec la directrice de casting Leila Fournier, c’est que l’on avait un autre acteur en tête (rires d’Hugues), non mais oui c’est vrai ! Ensuite, bon, le film n’a pas arrêté de reculer, avec notamment l’épidémie de Covid, et donc l’acteur que l’on souhaitait ne pouvait plus faire l’Ile Rouge. Et pour Hugues, je pense que j’ai dû le voir dans un court-métrage peut-être…

Hugues Delamarlière : Oui il y avait une histoire de court. Je pense que c’était sûrement Beauty Boys, de Florent Gouelou.

Robin Campillo : Oui c’est ça ! Moi, je me retrouvais quelques temps avant le tournage et je n’arrivais pas à trouver d’acteurs qui correspondent parfaitement à ce que je recherche pour le rôle. C’est-à-dire quelqu’un qui fasse assez jeune, assez naïf…

Hugues Delamarlière (en riant) : Merci !

Robin Campillo : Non mais tu vois, un acteur qui malgré tout ça puisse porter une mélancolie puissante. On a fait des essais ensemble, deux semaines seulement avant le début du tournage. On a joué ensemble une scène du film que j’ai écrite mais qu’on a pas tournée, finalement. Moi je jouais le curé, et toi tu jouais Bernard. Je lui donnais la réplique, ce qui était sûrement impressionnant déjà (les deux explosent de rire), non mais dans le sens où tu avais à la fois la pression du casting, et aussi la scène où tu te confesses en même temps. Enfin voilà, c’était marrant et superbe à la fois. On a aussi essayé une séquence de danse, pour voir ce qu’Hugues pouvait apporter en improvisation, et là bien sûr, ce fut la révélation.

Hugues Delamarlière : Tu vois c’est mon premier long et là, sur deux jours de casting, dix jours avant le tournage, je me retrouve pris dans un film de Robin Campillo. En deux semaines à peine j’étais sur le plateau !

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Enzo Durand : Ça semble évident d’accepter le rôle quand tu en parles. Qu’est-ce que tu trouvais si captivant dans ton personnage ?

Hugues Delamarlière : Oh, alors beaucoup de choses chez Bernard…

Robin Campillo : J’espère oui !

Hugues Delamarlière : Il y a bien sûr cette forme de naïveté qu’évoquait Robin, mais il y a aussi cette fascination enfantine du personnage. Il se retrouve, comme moi d’ailleurs, du jour au lendemain à expérimenter de nouvelles choses, dans un autre pays. Tu as aussi cette énergie adolescente dans l’amour qu’il porte à cette femme sur l’Ile. Au début, il est donc avec une Française mais lorsqu’il va vivre son amour avec Miangaly, tout explose, c’est bien plus puissant et vivant. Il ne se rend d’ailleurs même pas compte de l’interdit, comme les adolescents d’ailleurs. Mais tout ça, on le voit dans la scène de l’exorciste, qui est surtout une séquence de basculement pour mon personnage. On va lui dire « tout l’amour que tu ressens, toute l’affection que tu portes à cette femme, tout ça n’existe pas » comme si ses choix n’étaient que…

Robin Campillo : Qu’une illusion.

Hugues Delarmalière : C’est ça ! Donc c’est un personnage fascinant pour tellement de raisons. Surtout que mon expérience sur le plateau se rapproche beaucoup de celle de Bernard qui arrive sur l’île. C’est mon premier film, j’étais aussi stressé que lui, je découvrais d’autres personnes comme lui.

Robin Campillo : Ce qui intéressant avec ce personnage, et notamment par rapport à sa première compagne, Odile, c’est que ça me rappelle ce que disait Bourdieu. Il parlait de « la promise » notamment dans les campagnes françaises. Bon, c’était bien évidemment horrible sur la question des droits des femmes, mais ça laissait penser qu’il y avait quelque chose de naturel dans l’union de celle à qui on était promis. Et donc, lorsque Bernard arrive sur l’île avec cette femme, Odile, il est dans un certain ordre des choses, ce qui est bien sûr très naïf. Je pense qu’à ce moment-là, il est sincère, il aime vraiment sa compagne, et pas moins qu’il aimera Miangaly, sa seconde compagne. L’amour de toute manière est une suite de sincérités successives ! Son second amour, ici, mélange plein de choses, notamment encore une fois des illusions, et des fantasmes coloniaux.  

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Enzo Durand : Et toute cette complexité amoureuse, elle se voit en plus par le regard d’un enfant. Pourquoi avoir choisi ce point de vue ?

Robin Campillo : Je pense que c’est un point de vue universel. Pas seulement parce qu’on a tous été enfant, mais aussi car on accepte que notre perception enfantine ne voit pas l’entièreté du monde. C’est donc un regard très restreint, donc sensoriel, qui se force à ne pas tout voir pour se protéger. C’est donc un point de vue intéressant, très rêveur, mais aussi très dur, sur la question du refus de voir certaines choses horribles. D’ailleurs, le personnage du père est aussi dans cette situation, où il se retrouve comme un enfant face à son général. Il est infantilisé par son supérieur, et pour la mère c’est la même chose par rapport à son mari. En fait, ce sont des points de vue assez horribles car on accepte de subir quelque chose pour se protéger du monde.

Enzo Durand : Il y a donc une vision assez pessimiste de ce « regard enfantin ».

Robin Campillo : D’une certaine manière oui, car ce que je déteste, il n’y a même rien de pire, sont les gens qui agissent comme des enfants, alors qu’ils sont adultes. Bon, je vais te donner un exemple mais Macron et Darmanin, c’est exactement ça. Du coup, ils utilisent beaucoup l’autoritarisme pour essayer d’asseoir une identité défaillante. C’est justement ce que je trouve très dangereux. Et donc le film parle de ça avec le système colonial, qui est justement un système d’infantilisation. C’est d’ailleurs pour ça que nous là-bas, quand j’étais enfant, on ne vivait que deux ans sur place. Parce qu’au-delà, on commence à se rendre compte de la bêtise de ce système. Pour revenir sur la question, ce qui m’intéresse dans le point de vue de l’enfance, c’est bien sûr le point de vue que j’ai gardé de cette période-là, et aussi les rapports de domination qu’il met en exergue.

Enzo Durand : D’ailleurs Hugues, vous jouez donc un personnage selon le point de vue d’un enfant. Comment est-ce que vous avez adapté votre jeu ?

Hugues Delamarlière : Alors, pas de façon consciente. En revanche, ça a changé mon rapport à la caméra car en fait on ne savait jamais ou elle était placée. Robin utilise plusieurs caméras pour chaque scène et donc …

Robin Campillo : J’en utilise deux en même temps et je fais des prises très longues, pour justement que les acteurs jouent comme au théâtre, sans se soucier de l’emplacement des caméras.

Hugues Delamarlière : C’est ça. Parfois, on y faisait même plus attention. Et sinon, je dirais que peut-être que mon jeu a changé inconsciemment, car vu que le scénario est écrit du point de vue d’un enfant, j’ai d’abord découvert mon personnage par ce prisme-là. Je ne sais pas si c’est très clair, c’est la première fois que je fais ça, j’ai l’impression d’être à côté.

Robin Campillo (en riant) : Ah non c’est parfait tu as l’air très intelligent ! Vous n’êtes pas d’accord ?

Enzo Durand : Oui, puis moi c’est aussi une des premières fois donc bon !

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Hugues Delamarlière (en riant) : Parfait au moins je ne suis pas seul ! Mais voilà, j’ai découvert mon personnage par petites touches d’un point de vue enfantin donc oui, ça joue sur mon impression bien sûr.

Enzo Durand : Cette volonté de s’accrocher à des éléments précis rend justement votre film très sensoriel.

Robin Campillo : C’est l’avantage de ce point de vue enfantin, il déplie la réalité ! Je me souviens d’éléments qui semblent anodins, et pourtant, quand on les met ensemble, on y voit un peu plus clair sur la grande histoire. C’est bien d’avoir aussi des films qui ne vous disent pas tout immédiatement. C’est comme si, là, en vous voyant, je savais immédiatement tout de votre vie !

Enzo Durand : Je n’espère pas !

Robin Campillo (en riant) : Non, heureusement ! Mais voilà, vous voyez où je veux en venir. Parfois, ça fait du bien de se rappeler de ces éléments détachés. L’histoire ne nous apparaît jamais d’un coup. C’est le travail des historiens, bien plus tard, qui permet de mettre des liens entre tout cela. C’est le temps qui écrit la vérité.

Hugues Delamarlière : C’est beau ce que tu dis !

Enzo Durand : Donc vous avez retravaillé vos propres souvenirs tout en consultant des historiens ?

Robin Campillo : Pour mes souvenirs, c’était assez simple car j’avais tout en tête. Mon film n’est pas un film historique, dans le sens où je n’ai pas commencé par consulter des historiens. Je ne voulais pas que le côté factuel tue l’émotion de mon film, il faut d’abord faire confiance au cinéma ! J’ai d’abord fait confiance à mes souvenirs, puis j’ai consulté des témoignages de contemporains des événements. Notamment sur le moment de l’arrivée de l’avion, vers la fin du film. J’ai pris une certaine distance, je ne les ai pas cru à 100%, enfin voilà, le travail critique d’un historien. Seulement après tout ça, j’ai fait lire mon scénario à des historiens, à la fois malagasys et français. Des spécialistes qui ont beaucoup écrit là-dessus d’ailleurs, comme Françoise Raison, la grande historienne de Madagascar. Il y a eu également Jean-Luc Raharimanana, qui m’a beaucoup aidé en tant que consultant sur le scénario. C’est ce qui m’a permis d’avoir donc différents points de vue, mais sans jamais oublier l’aspect fictionnel. J’écris toujours tout seul les dialogues de mes films par exemple, même ceux en malgache. Mon objectif n’est pas de dépeindre une réalité politique ou sociologique, mais d’écrire des personnages de fiction. Pour cela, je me suis inspiré de pleins de choses, même de certains discours et slogans politiques de l’époque. Parfois, c’était même des chansons qui me donnaient des idées à propos des personnages.

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Enzo Durand : Puisqu’on parle de musique, les compositions originales sont signées, une fois de plus, par Arnaud Rebotini. C’est un compositeur avec qui vous travaillez depuis maintenant plus de dix ans. Comment tout cela a commencé ?

Hugues Delamarlière (en riant) : Ça va être une longue histoire !

Robin Campillo : Alors, le début de notre collaboration… Oulah, je ne sais pas par où commencer. C’était sur Entre les Murs de Laurent Cantet, qui avait eu la palme d’or. J’étais monteur sur le film, et il y avait un morceau que Rebotini avait fait qui devait se trouver dessus. Ça vient d’un album qui s’appelle “Organique”, qui est selon moi un chef-d’œuvre. J’ai utilisé un des morceaux de cet album dans la scène finale, où les enfants et les profs jouent au foot ensemble. J’ai monté toute la scène sur cette musique, et c’était magnifique d’ailleurs. Mais Laurent, le metteur en scène, a un rapport compliqué avec les musiques au cinéma. Il a fait retirer la musique de cette séquence, et même de tout le film, d’ailleurs. Mais le résultat, c’est que la scène parait extrêmement rythmée car elle était montée sur une musique électronique très rapide. Je trouve qu’il y a une liberté dans cette musique, presque comme du free jazz. Mais surtout, Arnaud a la même vision de la musique que moi j’ai du cinéma. Il fait des morceaux qui changent de styles ou de tonalités, et c’est justement ce qui m’intéresse quand je fais des films.

Enzo Durand : Ensuite, vous avez continué votre collaboration avec Eastern Boys .

Robin Campillo : En fait, des années plus tard, quand je travaillais sur ce film dans lequel les personnages écoutent des musiques de techno un peu merdiques, j’ai eu une idée. Si je fais écouter à mes personnages de l’eurodance pourrie, le spectateur va donc penser que les protagonistes ont mauvais goût. J’ai donc rappelé Rebotini en lui expliquant qu’il pouvait reprendre des morceaux classiques, en les mélangeant avec de la tech ! Le résultat est génial, on apprécie bien plus les goûts de mes personnages.

Enzo Durand : Puis on arrive à 120 battements par minutes, votre collaboration la plus célèbre.

Robin Campillo : On a fait 120 ensuite, oui ! C’est le début des années 90 pour le film, et Rebotini était une évidence. Il était vraiment DJ à cette époque, et dans les bars gays, donc il connaissait parfaitement cet univers. C’était le compositeur idéal pour retranscrire toutes mes envies. Et surtout maintenant qu’on se connaît très bien, je me permets de lui commander des morceaux parfois des années à l’avance dès que je commence à écrire sur un film.

Hugues Delamarlière : Et c’est d’ailleurs pour ça qu’on a pu avoir la musique de fin sur le plateau pendant le tournage !

Robin Campillo : Oui, d’ailleurs même dans 120 ou Eastern Boys, les acteurs dansent vraiment avec les musiques, ce qui rajoute beaucoup de sincérité. Bon là, pour la séquence finale, on est passés par plein d’émotions car j’ai pressé Arnaud de terminer cette musique quelques jours avant, pour qu’on puisse l’avoir le jour J ! Il a même fait enregistrer une chanteuse dans sa cave à la dernière minute, pour que l’on puisse avoir le résultat final.

Hugues Delamalière : Mais ça en valait la peine, c’était des moments magiques.  

Enzo Durand : Merci beaucoup pour cette discussion, c’était agréable d’échanger sur le film.

Robin Campillo : Merci à toi, et on espère avoir trouvé ce qu’est le cinéma ! (Robin et Hugues rient) NDLR : probablement une moquerie sur le nom du site, mais on leur pardonne tout, car le film est magnifique.

L’Île rouge de Robin Campillo, 1h57, avec Nadia Tereszkiewicz, Quim Gutiérrez, Charlie Vauselle – Au cinéma le 31 mai 2023

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