Avec une grande impatience, nous attendions le deuxième long-métrage de Xavier Legrand, réalisateur acclamé tant par la critique que par le public pour son précédent film, Jusqu’à la garde. Ce nouveau projet, toujours centré sur l’exploration de la figure paternelle, débute en apparence comme un drame ordinaire. Un directeur artistique au sommet de sa réussite dans le monde de la mode est contraint de mettre de côté sa nouvelle gloire pour retourner au Québec, lieu de son enfance, à la suite du décès de son père. Dès les premières séquences, le réalisateur entreprend une réflexion — parfois de manière abrupte — sur la figure du double. Le protagoniste, navigue entre deux identités distinctes, Ellias Barnes et Sébastien Barnès, incarne deux versions d’une même personne qui semblent, à première vue, diamétralement opposées : prénoms différents, accents divergents, deux pays et deux milieux sociaux disjoints – la banlieue québécoise pour l’un et la haute couture parisienne pour l’autre. L’utilisation du double, un motif exploré depuis les premiers pas du cinéma, sert ici à déstabiliser le spectateur. Un choix exploité avec finesse par Xavier Legrand, en particulier à travers le prisme du double social.
I – Doubles Troubles
Dans les arcanes de la littérature, émerge un monstre classique, une figure familière que l’on nomme le double, le sosie, le jumeau, ou si l’on préfère, le Doppelgänger. Une créature qui a laissé sa trace indélébile dans des œuvres telles que « Le Double » de Dostoïevski, « L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » de Stevenson, et « Le Portrait de Dorian Gray » de Wilde, pour n’en citer que quelques-unes. Depuis les premiers pas du cinéma muet, avec La Caverne Maudite en 1898, le septième art s’est approprié ce thème. Dans ce court métrage, Méliès utilise cette créature pour terrifier son public. C’est également une opportunité pour le réalisateur d’explorer une nouvelle technique, l’exposition multiple, et de troubler les spectateurs. Ainsi, depuis des décennies, le double inspire la peur, ou du moins captive les cinéastes du monde entier. Mais pourquoi ? Simplement parce que l’une de ses fonctionnalités, le double social, permet de mettre en lumière les défauts d’une société à travers ses personnages.
Dans Us le film de Jordan Peele sorti en 2019, une famille est attaquée par des doubles d’eux-mêmes. La ressemblance physique entre les assaillants et les victimes est frappante, mais leurs comportements semblent totalement différents. L’explication surgit dans le climax du film : ces créatures sont des copies conformes, élevées différemment, dans un milieu hostile sous terre. Rien de révolutionnaire ici, Jordan Peele réutilise l’idée du double social. C’est-à-dire que le Doppelgänger sert à mettre en relief le milieu social dans lequel évolue le protagoniste, et celui dans lequel il aurait pu vivre. Us l’utilise comme moyen de troubler les spectateurs avec de l’horreur, mais bien d’autres longs-métrages l’ont employé pour dénoncer des différences entre des classes sociales ou des pays. Pensons, bien sûr, à La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski qui entrelace les vies de deux Véronique, incarnées par la même actrice, mais vivant dans deux pays différents. Bien que reliés, ces deux personnages semblent dépeindre des existences enracinées dans des réalités contrastées. Certains réalisateurs insistent sur le lien qui unit les individus qui se ressemblent, à l’instar de Peele qui qualifie les doubles de « reliés« , et de Kieślowski qui les fait ressentir la vie de l’autre. Cependant, d’autres s’en détachent pour démontrer que la ressemblance physique n’influe pas nécessairement sur le destin.
Dans un tout autre contexte, le documentaire américain Three Identical Strangers de Tim Wardle raconte le destin extraordinaire de Robert Shafran. En arrivant à l’université à l’âge de dix-neuf ans, ce dernier est salué par de nombreux camarades qu’il n’a pourtant jamais vus. Il se rend alors compte qu’il possède, sur le campus, un jumeau exact : Edward Galland. L’histoire fait le tour des chaînes de télévision américaines, et un troisième individu, identique aux deux premiers, se manifeste. Les trois se rendent alors compte qu’ils sont le fruit d’une expérience scientifique visant à faire évoluer trois jumeaux dans des environnements sociaux différents pour observer leur évolution. Même si ici l’histoire est véritable, elle est le fruit d’un engouement pour la génétique et ce mythe du double social. Un intérêt qui ne faiblit pas, puisque tous les principes de multivers actuels jouent sur cette notion, faisant intervenir des doubles dont l’univers aurait changé une ou plusieurs de leurs caractéristiques. Même si ces films développent beaucoup moins l’aspect « critique sociale », ils se servent pourtant des mêmes leviers pour troubler le spectateur. Peu importe que les œuvres utilisent ou non cet aspect du double social, ce qui est certain, c’est que le Doppelgänger est utilisé pour troubler le spectateur, et ainsi le faire réfléchir sur son univers, son monde ou sa réalité.
La plupart des films explorant le double social ne se contentent pas de les mettre en miroir, ils vont souvent jusqu’à les faire s’entrechoquer. Un personnage d’un univers pénètre ainsi dans l’autre monde, à l’instar d’Alice à travers le terrier, pour y entrer. Ce passage, souvent troublant ou angoissant, crée une opportunité d’instaurer du danger et du mystère dans le récit. Cela implique que le changement de milieu social expose à des risques pour ces doubles sociaux. C’est ce que souligne particulièrement Kagemusha d’Akira Kurosawa, dans lequel un voleur doit prendre la place d’un seigneur à qui il ressemble fortement. En assumant cette fonction, il se mêle à des complots, des batailles et diverses intrigues de cour, mettant en lumière toute la dangerosité de cette nouvelle place pourtant idyllique. On retrouve le même schéma avec le personnage éponyme de Coraline, réalisé par Henry Selick, qui atterrit d’abord dans un monde parfait, mais plus elle y passe de temps, plus les dangers se révèlent. Les réalisateurs insistent ainsi sur le malaise que les doubles éprouvent en changeant de monde. Cette constatation de mondes irréconciliables, voire dangereux, parcourt les œuvres traitant de cette opposition sociale dans la fiction. Cette réinterprétation du Doppelgänger, un mythe folklorique existant depuis des siècles, permet aux cinéastes de jouer avec les genres tout en dénonçant les inégalités sociales. C’est d’ailleurs pourquoi cette idée est sans cesse réinterprétée, car les sociétés ont constamment besoin de se confronter à leurs propres défauts. Les mondes alternatifs et les multivers proposés par les studios aujourd’hui mettent en avant autant la fuite du réel qu’un miroir permettant de contempler les différences.
II – Un personnage peut en cacher un autre
On l’a donc vu, le personnage principal semble avoir deux identités qui donnent un double-sens au titre « Le Successeur » : l’héritage de la maison de couture mais aussi la succession du père décédé. Pourtant, des liens se font sans cesse entre les deux, avec notamment l’accent variant d’une phrase à l’autre et le nom de famille commun, montrant qu’Éllias / Sébastien a un pied dans chacune de ces deux existences. Le cinéaste rapproche ces deux intrigues –notamment dans un faux plan-séquence en voiture où il modifie l’espace (en changeant de continent) – pour les faire culminer dans la seconde moitié du film. Ce sont les traumatismes du passé – les péchés du père – et le désir d’un avenir meilleur – la nouvelle popularité d’Éllias – qui vont alors justifier chaque choix narratif. Les révélations au cours du film vont influer sur l’évolution du protagoniste, alors étudions-les en détails et divulgâchons en plus. La figure du double est encore plus présente dans la seconde moitié du film, avec même un second film qui se dévoile. Au bout d’une quarantaine de minutes le personnage principal découvre une cave secrète en vidant la maison de son père. Il s’enfonce donc dans des couloirs sombres, signifiant la totale opposition à sa vie parisienne qui se concentrait uniquement sur des éléments blancs et lumineux – défilé de mode, fond éclatant des mails, rendez-vous chez le médecin – et plonge dans l’obscurité. Dans ce sous-terrain Ellias découvre une jeune femme kidnappée par son géniteur, réminiscence d’un enfant que celui-ci aurait voulu avoir depuis l’abandon de son fils. Une figure du double supplémentaire qui vient insister sur les liens entre tous les éléments constituant le fond du film. Et la forme dans tout ça ? C’est justement sur ce point précis que Le Successeur m’intéresse puisqu’il décide de montrer la grande révélation du film – celle qui le transforme de drame en thriller – tout d’abord par un hors-champ avant de l’expliciter une vingtaine de minutes plus tard. Une idée brillante qui place le secret en dehors du cadre, pour deux raisons principales.
Premièrement, c’est une manière de montrer que le père souhaite cacher cet élément de sa vie, et qu’Ellias en est son successeur puisqu’il poursuit cette entreprise secrète. La caméra épouse donc son point de vue et repousse l’horreur en dehors de sa vision, et de celle du public. Cette cause entraîne une conséquence importante : le point de vue est conquis par Ellias. Le spectateur est emprisonné dans cette unique vision, ce qui le force à suivre le protagoniste dans sa spirale de mauvaises décisions – résonnant avec la spirale de modèles en ouverture – mais aussi à recevoir uniquement les informations de ce personnage principal. Son point de vue modèle est donc notre perception et notre rapport aux autres personnages du long-métrage. L’ami du père, joué par Yves Jacques, semble tout d’abord insistant, puis malaisant, avant de sembler totalement terrifiant au fur et à mesure de ses interventions. Pourtant c’est le même personnage, rien ne change à part la perception que le public pose sur lui. Lors de la conclusion du film, une autre révélation joue une fois encore sur ce système et modifie une fois encore notre manière d’observer ce personnage. Ce jeu du réalisateur avec le public marche justement grâce à l’hors-champ qui nous force à combler les informations manquantes et à surinterpréter les maigres éléments à notre disposition.
La seconde raison de placer la révélation de la cave en hors-champ, c’est aussi pour rendre son effet bien plus horrifique. En prenant son temps pour révéler ce qui se cache en bas de l’escalier, le spectateur doit donc imaginer lui-même avec les éléments qu’il a aperçu ou entendu : bruits de pas rapides, lumière vacillante, hurlements stridents et traces étranges sur les murs. Pendant la séance, mon esprit s’emballe et imagine toute sorte de danger venant de la cave, ce qui transforme la séquence en film d’horreur, presque un home invasion. Xavier Legrand manipule complètement ses personnages et le public en modifiant notre perception, le genre du film, l’espace et le temps (grâce à deux plans-séquence truqués) et il métamorphose encore et encore la forme du film – énième rappel d’une spirale sans fin.
III – Cartographie du mal
L’une des grandes forces du film c’est sa manière de construire un thriller, presque paranoïaque par moment, dans un lien banal : un quartier calme et ses maisons. Le réalisateur transforme cet espace en lieu inquiétant en s’appuyant sur des éléments de décors récurrents au cinéma. Les escaliers sont un motif habituel des thrillers que Xavier Legrand réutilise ici. Par leur utilisation les escaliers sont le lieu parfait pour représenter l’ascension, ce que l’on peut voir dans Joker (2019, Todd Phillips) et Rocky (1976, John G. Avildsen) et donc ici le déclin d’Ellias, à partir du moment où il descend dans l’obscurité. Mais les marches symbolisent aussi une descente vers l’inconnu, ce que font de nombreux films comme The Lighthouse (2019, Robert Eggers) récemment, et c’est d’ailleurs pour cette raison que le réalisateur fait descendre deux séries de marches à Ellias avant qu’il ne puisse atteindre la cave secrète. Un moyen d’insister sur l’aspect secret de ce qu’il s’apprête à découvrir, et de jouer sur l’attente de son public. Enfin les escaliers sont le lieu de répétition par excellence, souvent associés au quotidien et à l’habitude – il suffit de voir Un Jour sans fin (1993) d’Harold Ramis. Ici, les marches permettent donc d’installer un cadre tout à fait banal et ordinaire, tout en signifiant la répétition d’un geste : celui de prendre la vie. C’est d’ailleurs dans ces mêmes marches qu’Ellias commet un meurtre, prolongement des actes de son père, mais de manière anti-spectaculaire voire même ridicule.
Le second lieu, et le plus important, c’est bien évidemment la cave. Pour y accéder le réalisateur reprend la forme de certains films d’horreurs : contre-plongée et surcadrage permanent à partir de la descente des escaliers. La cave, lieu des secrets par excellence, est le décor où tout change pour Le Successeur. Le blanc, symbole de la pureté et de l’innocence, disparait du film lors de cette séquence et se remplace alors par des couleurs ternes, rappel d’une banalité abritant le mal. En transformant et corrompant des lieux quotidiens, comme notamment cette maison de banlieue, Xavier Legrand entreprend un objectif bien plus ambitieux : pervertir les moindres détails du récit. De la même manière, la musique que l’on entend lors de la fin du récit, « Fais comme l’oiseau », est tout d’abord la mélodie de la rencontre entre deux amis avant de devenir tragique et horrifique lorsque le cinéaste y appose un autre sens. Lors de la même séquence d’enterrement les photos du père d’Ellias sont diffusées, des images en apparence banale, mais sur lesquelles la perception du spectateur y appose automatiquement des significations horrifiques grâce, ou à cause, des informations précédemment dévoilées.
Le Successeur est un film passionnant, malgré ses défauts – ses ficelles narratives visibles et son manque de finesse sur certains sujets – sur lequel mon esprit continue de divaguer depuis que je l’ai vu. Son expérimentation de l’hors-champ, sa réutilisation de la banalité ou encore sa manière de réinventer le double social en font une œuvre passionnante à décortiquer, et une parfaite succession pour Jusqu’à la garde.
Le Successeur de Xavier Legrand, 1h52, avec Marc-André Grondin, Yves Jacques, Anne-Elisabeth Bossé – Au cinéma le 21 février 2024