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Un parfait inconnu | Les cordes et les chaînes

Une ville grisâtre, de hauts buildings. Pas de doute, nous sommes arrivés à New York. Un jeune homme, tête baissée, habits usés, sort d’un bus, portant pour seule valise une housse de guitare. Ce parfait inconnu est le héros du film : Robert Zimmerman, plus connu sous le nom de Bob Dylan pendant son ascension artistique et médiatique. Ce chanteur est sans doute la personne qui correspond le moins à l’expression « un parfait inconnu ». Immense musicien, récipiendaire du prix Nobel de littérature, peintre, écrivain, acteur et protagoniste de plusieurs films et reportages, il est l’une des personnalités les plus célèbres des XXe et XXIe siècles. Or, tout l’objectif – audacieux, il faut le dire – de ce biopic est justement de nous montrer, au fil du film, que Bob Dylan n’est ni inconnu, ni parfait.

Un parfait inconnu raconte la montée en célébrité du chanteur, de plus en plus sous les feux des projecteurs, tout en montrant comment il cherche à abîmer son image dans une seconde partie. Pour cela, James Mangold utilise deux méthodes. La première consiste à faire de la trame principale du film un affrontement idéologique entre les fans « conservateurs » de folk, d’où vient Bob Dylan, et ceux qui acceptent l’évolution vers une musique intégrant des instruments électroniques, mouvement auquel le chanteur finira par appartenir. Cet arc narratif est grandement inspiré du livre Dylan Goes Electric d’Elijah Wald, que je vous recommande. L’ouvrage synthétise les raisons du déclin du mouvement folk aux États-Unis, en faisant de l’artiste à la fois l’une des causes de cette disparition et l’un des symboles de son immortalité, puisqu’il reprend certains classiques du genre. Un joli paradoxe que le film ne réussit jamais à retranscrire : les protagonistes sont tous manichéens (soit pour la folk, soit entièrement contre), et la figure devant être le centre de ce dilemme n’est pas suffisamment incarnée pour nous faire mesurer les enjeux. Le chanteur est ici interprété par Timothée Chalamet, un acteur dont le talent s’exprime bien plus quand il incarne une figure charismatique et entraînante (Willy Wonka ou Paul Atréides) que lorsqu’il doit jouer de manière plus intérieure et intime. En son sujet, il se contente d’afficher un air triste, le regard baissé, donnant simplement l’impression qu’il est ailleurs (pour reprendre le titre du précédent biopic sur la star, I’m Not There de Todd Haynes) et qu’il ne mesure jamais les enjeux qui l’entourent. Le cinéaste choisit de le reléguer en arrière-plan, toujours décadré, ce qui montre certes sa singularité, mais contribue à l’effacer d’autant plus.

Premier rendez-vous manqué pour le film, qui aurait justement eu besoin d’une star des années 2010 à la hauteur de ce que représentait Bob Dylan dans les années 1960.

Copyright 2024 Searchlight Pictures All Rights Reserved.

La deuxième méthode utilisée pour casser l’image du chanteur est de reléguer cette figure centrale à la marge du film. Les personnages secondaires se multiplient, et l’intérêt du spectateur se détourne progressivement de Bob Dylan pour se porter davantage vers eux. On retrouve ainsi Pete Seeger (Edward Norton), pionnier de la musique folk et mentor, Suze Rotolo (Elle Fanning), sa compagne qu’il trompe et manipule, Joan Baez (Monica Barbaro), immense célébrité et amante du chanteur, Johnny Cash (Boyd Holbrook), figure tutélaire, ainsi que bien d’autres qui interviennent au fil du récit. Toutes ces histoires, imbriquées dans celle de notre protagoniste, permettent de donner de la nuance au récit en créant une multitude de conflits opposant ce dernier aux autres protagonistes. Les séquences de concert sont toutes mises en scène de la même manière : un champ-contrechamp entre Dylan (chantant, la tête baissée vers son harmonica) et le public. Des plans sur ses proches et sur les spectateurs permettent de capturer leurs réactions, tant hostiles que positives, et ainsi d’observer Bob à travers leurs regards. Cette approche renforce l’impression d’effacement du chanteur tout en donnant de l’espace aux autres personnages. Le spectateur capte le regard et les impressions du public, tandis que l’interprète reste toujours imperméable.

Mais au final, elle souligne surtout un problème majeur : le protagoniste le plus intéressant du film n’est pas son personnage principal. C’est la raison pour laquelle il est sans cesse décadré et que le film garde l’œil posé sur ses proches plutôt que sur lui. On rêverait de passer plus de temps avec Pete pour avoir sa perception de la fin de l’Âge d’Or du folk, ou avec Suze, qui fait semblant de ne pas voir les mensonges de Bob. Mais à la place, on est coincé avec ce dernier, qui n’a que peu d’envies, donc peu d’enjeux. Drôle de film, donc, qui semble vouloir à tout prix raconter autre chose que son sujet. Les meilleurs moments sont ceux qui n’impliquent pas seulement Dylan : la crise des missiles de Cuba, les débats du comité de sélection d’un festival de folk et les interactions entre Pete Seeger et Woody Guthrie (Scoot McNairy), deux légendes du folk dont l’Histoire n’a pas retenu le nom. Tous ces moments réussissent à dire quelque chose de l’état du monde – ou des États-Unis, dans une moindre mesure – dans les années 1960. Or, cette capacité ne dure que le temps de quelques séquences, avant que l’on revienne épouser le non-point de vue de l’icône. Et la manière dont nous représentons le passé en dit toujours plus sur le présent : ici, on remarque que les principaux événements politiques et sociaux américains sont balayés pour laisser la place à une série de musiques composées par Dylan. Le mouvement des droits civiques américains ? Disparu. L’assassinat de plusieurs figures politiques (JFK et MLK notamment) ? Absent. Cette représentation du passé, qui exclut donc toute ambiguïté et engagement politique au profit du… profit (une série de musiques figurant sur une bande originale se vendant par palettes entières), est représentative d’une certaine façon dont les studios américains pensent le genre du film biographique : un moyen de relancer l’intérêt du public autour de figures déjà célèbres – Whitney Houston, Michael Jackson, Bob Marley et bien d’autres. James Mangold est obligé de suivre les règles de ces immenses studios, le tout en sabotant l’image de Dylan.

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Cette entreprise de destruction de l’image dylanienne, que le film réussit en partie, est la suite logique de l’œuvre de l’auteur. Ce cinéaste est l’un des derniers réalisateurs hollywoodiens – au sens où la plupart de ses films sont produits par de grands studios – à jouer avec les codes des grands genres populaires, au cœur même du système. Copland, qui attaque le genre du film policier, 3h10 pour Yuma, qui modifie tout autant le western que le remake, Logan, qui prend à contre-courant le genre super-héroïque, et enfin Un Parfait Inconnu, qui joue avec les codes du film biographique. C’est sans doute le genre qu’il a le plus exploré, puisqu’avec Une vie volée, Walk the Line et Le Mans 66, le cinéaste en est à sa quatrième tentative. Ici, il met de côté les codes classiques du genre, puisque nous n’avons ni le début de la vie du personnage ni le traditionnel rise and fall. Dylan apparaît sorti de nulle part, ou plutôt de plusieurs endroits à la fois, puisqu’il invente sans cesse son origin story. Cette habitude à l’invention – ou plutôt au mensonge – était déjà mise en scène dans le précédent film de Todd Haynes (par le biais de plusieurs corps à l’écran), tandis qu’ici, cette idée passe par les dialogues (les nombreuses anecdotes racontées par le personnage). Un exemple supplémentaire de la non-incarnation du personnage par Chalamet, que le scénario essaye donc de combler.

Encore une fois, Mangold détourne le genre pour en montrer les failles, explorer les marges et les limites imposées par le système des studios. Et c’est justement cette approche qui est la clé pour comprendre le film, qui en dit bien plus sur lui que sur Dylan ou Chalamet. Toutes les péripéties du film ont pour objectif de montrer la cavale permanente du chanteur, qui cherche à échapper aussi bien à ses relations romantiques qu’à ses obligations artistiques (notamment celle de chanter de la folk) ou encore aux impératifs commerciaux, comme se produire lors de galas ou interpréter ses succès sur scène. De la même manière, le réalisateur, constamment enfermé dans des systèmes qu’il tente de combattre de l’intérieur, se heurte à leur riposte. Par exemple, la mort de Wolverine dans Logan est aussitôt contrecarrée par un studio, et pas des moindres : Disney, qui ressuscite le personnage moins de dix ans plus tard. Ne pouvant pas adopter un regard cynique ou trop critique envers Dylan – qui valide le scénario – et étant dépendant des droits d’utilisation de ses musiques, l’artisan du studio contourne le problème. Il choisit alors de diriger sa critique vers la manière dont le système, dans son ensemble, restreint les artistes. En se dissimulant derrière les figures publiques que sont Bob Dylan et Timothée Chalamet, le réalisateur parvient ainsi à s’effacer et à déjouer discrètement les attentes du studio.

Finalement, l’avantage d’être un parfait inconnu, c’est de pouvoir exister sans contrainte.