Critique | Un simple accident de Jafar Panahi | 1h41 | Par Louan Nivesse
Chez Jafar Panahi, les titres ont toujours un goût de fausse modestie. Un simple accident n’échappe pas à cette règle. Derrière ce syntagme presque banal, le cinéaste iranien glisse une charge explosive, un piège moral, une mise à l’épreuve de la mémoire et du jugement. Le point de départ est minuscule, presque imperceptible : un couple et leur fille roulent de nuit, un chien surgit, la voiture le percute. Ce qui pourrait rester un simple fait divers devient le catalyseur d’une mécanique de suspicion, de filature, d’enlèvement, puis d’un procès sauvage tenu dans un van cahotant sur les routes poussiéreuses. On retrouve ici un motif panahien essentiel : ce n’est jamais l’événement qui compte, mais les conséquences que l’on choisit, ou non, d’en tirer. Son cinéma s’est construit sur cette tension entre le visible et l’invisible, entre ce que le régime veut cacher et ce que l’artiste parvient à montrer malgré tout. Depuis Le cercle jusqu’à Aucun ours, il filme dans les interstices, là où le regard officiel ne se pose pas. Mais ce nouvel opus se distingue par une frontalité inhabituelle, une noirceur morale qui semble avoir surgi des années de prison, de silence forcé, de tournages clandestins. Ce n’est plus seulement l’appareil d’État qui est mis en cause, mais la contamination de la violence jusque dans les corps et les âmes de ceux qui l’ont subie.
Lorsque Vahid, ouvrier au regard plombé, entend le cliquetis de la jambe mécanique d’un client venu faire réparer sa voiture, il croit reconnaître son bourreau d’antan, Eghbal, dit « la Guibole », l’unijambiste sadique dont les tortures hantent encore les nuits de ses victimes. Le doute devient obsession, et la vengeance prend la forme d’un rapt maladroit, d’un projet d’exécution improvisé dans le désert, puis suspendu dans l’incertitude. L’homme nie. Il supplie. Il parle d’une fille malade, d’un passé vierge. Vahid, sans certitude, décide de ne pas agir seul. Il rassemble d’anciens détenus, anciens camarades d’infortune, à qui il soumet le visage, la voix, la jambe, les gestes de son prisonnier. Le van devient un tribunal de fortune, une scène de théâtre moral, un espace de confrontation entre le besoin de réparation et le vertige du doute. Panahi construit ici un dispositif d’une rare efficacité : en installant le spectateur dans la même position de soupçon que ses personnages, il déstabilise tout repère, empêche tout positionnement confortable. Il ne s’agit pas de produire une identification, mais une mise en tension durable.
Ce dispositif rappelle les films d’Asghar Farhadi, en particulier Le Client et Un héros, qui eux aussi explorent les lignes de fracture entre vérité et croyance, culpabilité et interprétation. Mais la comparaison s’arrête là. Si Farhadi cisèle des dilemmes narratifs dans des récits impeccablement huilés, son cinéma a peu à peu glissé vers une forme de complicité esthétique avec l’État iranien, préférant la fable morale universelle au témoignage politique situé. Panahi, lui, refuse l’abstraction. Chaque plan de Un simple accident est ancré dans la matière concrète d’un pays : le garage, le désert, la cabine d’un van, une station essence, autant de lieux déchiquetés par les traces du pouvoir et de la peur. Là où Farhadi efface l’origine pour parler d’un « homme », Panahi nomme, accuse, désigne l’État et ceux qui le servent. Il le fait d’autant plus puissamment qu’il ne met plus en scène l’injustice comme un simple mécanisme social, mais comme une forme de corrosion intérieure, une maladie morale qui ronge les victimes elles-mêmes, jusqu’à les pousser à imiter ce qu’elles ont le plus haï. L’un des paris les plus risqués du film réside dans sa capacité à faire de la vengeance un geste compréhensible sans jamais le justifier. Vahid et ses compagnons ne sont pas des fous de rage, ni des fanatiques du châtiment. Ils doutent, pleurent, se disputent, parfois rient, mais avancent malgré tout vers l’abîme. Ce sont des corps brisés, qui ont tenté de continuer à vivre, chacun à leur manière, mais que la société n’a jamais vraiment réintégrés. L’image les montre dans des fonctions précaires, en marge : photographe de mariage, garagiste, vendeur de fleurs. Aucun n’a obtenu réparation. Aucun n’a été reconnu. Leurs voix ont été effacées, leurs blessures ignorées. C’est dans ce vide que germe l’envie de justice, et que s’ouvre la possibilité du pire. Le film ne les excuse pas, mais les écoute. C’est un geste rare. Car filmer des victimes devenues bourreaux demande une délicatesse particulière, un refus absolu de la simplification. Panahi ne cherche jamais à faire pleurer ni à réhabiliter. Il regarde. Il observe les visages qui hésitent, les mains qui tremblent, les voix qui se brisent. Il montre comment, parfois, la parole même devient une prison, lorsque dire n’a jamais suffi à faire advenir la reconnaissance.
Formellement, Un simple accident renoue avec la veine la plus minimaliste du cinéaste, tout en s’autorisant quelques libertés narratives bienvenues. Les scènes de van, nombreuses, sont tournées avec une grande sécheresse, sans musique, avec des plans longs, des regards croisés, des silences lourds. Le cadre est souvent obstrué, les personnages partiellement visibles, comme si le film lui-même doutait de ce qu’il montre. Le désert est filmé non pas comme un lieu de vérité ou de purification, mais comme un espace d’indécision, de surplace, d’errance. Certains moments évoquent Beckett – En attendant Godot est même cité explicitement – tant les personnages semblent pris dans une boucle d’attente, d’impuissance, de répétition. D’autres scènes, plus ironiques, plus burlesques, rappellent les frères Coen, notamment dans la manière dont la comédie surgit de l’accumulation absurde des obstacles : le van qui tombe en panne, les agents de sécurité à corrompre, les téléphones cachés. Mais cette veine comique est sans cesse rattrapée par le poids du réel. Ce n’est jamais une fuite. C’est une respiration brève avant la prochaine suffocation. Le dernier tiers du film atteint une intensité rare. Les voix se font plus âpres, les accusations plus précises, les tensions entre les anciens codétenus deviennent presque insoutenables. Une scène en particulier, où deux d’entre eux hurlent leur rage contre un homme ligoté à un arbre — en plan-séquence, caméra fixe — résume à elle seule tout le film : il ne s’agit pas de vérité, mais de nécessité. Celle de dire, d’exorciser, de faire entendre ce que personne ne veut écouter. Il ne s’agit pas de punir, mais de ne plus se taire. Panahi filme cette séquence sans artifice, presque brutalement, laissant l’émotion surgir sans filtre. C’est un moment de cinéma nu, débarrassé de toute rhétorique. Le dernier plan ne conclut pas : il condamne. Là où le film s’ouvrait sur un plan long, frontal, de la voiture du supposé bourreau – regard tourné vers l’avant, image presque banale d’un homme qui, malgré tout, avance –, il se referme sur la silhouette de Vahid, filmée de dos, pétrifiée. La caméra s’est retournée. Elle ne suit plus un trajet, elle regarde un homme arrêté, pris dans un ressac intérieur. Le son, presque imperceptible mais obsédant, du cliquetis d’une jambe mécanique réapparaît. C’est ce même bruit qui, au début, enclenchait la vengeance. Il revient, intact, non pas comme une confirmation ou un soulagement, mais comme un symptôme persistant, une réminiscence incurable. Vahid, qui pensait pouvoir reprendre une vie normale, est rattrapé. La vengeance n’a pas purgé, elle n’a rien effacé. Elle n’a ni réparé le passé ni ouvert un avenir. Elle a seulement déplacé la douleur, figé le présent. Là où l’oppresseur semble pouvoir circuler dans le monde, oublier, continuer, la victime, elle, reste enchaînée à la mémoire, dans un temps suspendu. Ce renversement du champ visuel – de face à dos, du mouvement à l’arrêt – est peut-être le geste le plus politique du film : rappeler que, dans un régime où les crimes d’État ne sont ni reconnus ni jugés, il n’existe pas de libération possible, ni pour les coupables ni pour ceux qu’ils ont brisés. La vengeance n’est pas une sortie. Elle est un autre enfermement, plus intime, plus muet, mais tout aussi tenace.
Un simple accident n’est pas un film spectaculaire. Il est lent, rugueux, parfois aride. Il se refuse à toute consolation. Mais il possède une puissance rare, celle des œuvres qui affrontent leur sujet sans détour, sans lyrisme, sans héroïsation. Dans une époque où les récits de revanche séduisent par leur clarté morale, Panahi prend le contre-pied, et montre ce que cette clarté coûte : le doute, la perte, l’inhumanité possible de ceux qui veulent seulement se réparer. Dans le sillage des films les plus exigeants du cinéma iranien – Le goût de la cerise, La Pomme, Les Chats persans – il rappelle que faire un film n’est pas un acte neutre, encore moins sous une dictature. Il filme sans autorisation, sans moyens, sans garantie de pouvoir continuer. Il filme avec ce qu’il reste : un van, des visages, des voix, et l’ombre persistante d’une jambe qui boîte. Cela suffit pour faire trembler tout un régime. Cela suffit, aussi, pour faire un grand film.
| Au cinéma le 01 octobre 2025
