[RETROSPECTIVE] Nowhere – Les aliens, c’est les autres

Le sixième long-métrage de Gregg Araki, intitulé Nowhere, marque une transition majeure dans le panorama du cinéma queer, en particulier dans le traitement des jeunes marginaux. Sorti en 1997, ce film a fait trembler les conventions établies en apportant une dose de contemporanéité, de provocation et d’expérimentation à un genre déjà en pleine évolution. Au sein de l’ensemble de l’œuvre d’Araki, Nowhere se positionne incontestablement comme le point culminant de sa trilogie consacrée à l’adolescence apocalyptique et subversive, une série de films audacieux qui donne voix aux exclus, aux marginaux et aux adolescents en quête d’identité.

Avant d’entrer dans le monde de Nowhere, il convient de replacer le rôle de Gregg Araki dans le paysage de la représentation queer au cinéma. À une époque où le mouvement du “New Queer Cinema” était encore balbutiant, la représentation de la diversité sexuelle était souvent voilée par des métaphores cryptées et des codes subtils, présents notamment dans des œuvres telles que Une soirée étrange ou À la limite du cauchemar. Araki, en tant que provocateur, a réussi à arracher du silence la souffrance des personnes queer, en révélant leur humanité et leur désir, tout en s’affranchissant des convenances hollywoodiennes. Il a pris la douleur des victimes de la crise du sida et leur a conféré une identité et une voix, les armant symboliquement de couteaux et d’armes, une évocation puissante de leur lutte contre la marginalisation. Ainsi, sa trilogie, dont Nowhere représente l’apogée, explore la violence et la désillusion qui imprègnent la vie des adolescents. Alors que The Doom Generation présentait un univers véritablement apocalyptique, Nowhere se présente comme le récit post-apocalyptique d’une société adolescente à la dérive, où le nihilisme règne en maître. La sexualité adolescente est ici dépeinte comme une échappatoire fragile, s’inscrivant ainsi dans la tradition du “New Queer Cinema”, qui explore comment le sexe peut être à la fois destructeur et libérateur. Araki, à travers des images vibrantes et des figures envoûtantes, juxtapose l’esthétisme et la brutalité pour créer une tension palpable, une tension qui résonne profondément chez les jeunes queer en quête d’identité.

L’une des caractéristiques distinctives de Nowhere réside dans sa capacité à basculer du désir le plus sincère à une violence teintée de pousses tragiques dans une dimension comique. Les personnages présents exposent avec une gravité sincère leur quête d’amour, tout en se livrant à des actes de brutalité envers leurs pairs. Araki use d’images choquantes, telles que l’éviscération de personnages ou la mémorable utilisation d’une boîte de conserve, afin de renforcer cette dualité. Ces changements de ton adressent un message fort aux jeunes queer, soulignant que l’absurdité de la vie coexiste avec la tristesse et que l’humour peut être une réponse face à l’adversité. À sa sortie, la représentation de l’amour entre personnes du même sexe était encore sévèrement limitée et censurée. Des films montrant simplement un baiser échangé entre personnes du même sexe étaient souvent interdits aux moins de 17 ans, ce qui en entravait la diffusion dans de nombreuses salles de cinéma. Indifférent aux conventions hollywoodiennes, Araki a fait le choix audacieux de créer un film aussi étrange que provocateur, ajoutant des touches de science-fiction pour accentuer davantage son rejet de la norme.

Dark, incarné avec brio par James Duval, joue un rôle central dans Nowhere. Sa sensibilité et sa candeur trouvent un écho chez de nombreux adolescents queer en quête de leur place dans un monde confus. Dark, qui aspire à être cinéaste, porte avec lui constamment sa caméra, une métaphore puissante de la recherche d’identité et du besoin de documenter notre propre existence. Le film explore son isolement, sa mélancolie et sa quête d’amour, autant de thèmes avec lesquels de nombreux adolescents queer peuvent s’identifier. L’une des particularités de ce long-métrage réside dans son exploration ouverte de la sexualité adolescente. Les personnages sont fluides dans leurs désirs et dans leurs choix sexuels, rejetant les étiquettes restrictives. Ils poursuivent librement leurs fantasmes érotiques, se démarquant ainsi des codes rigides présents dans les films pour adolescents de l’époque. Le film offre une vision d’un monde où tout est permis, reflétant ainsi l’esprit rebelle et non-conformiste de la jeunesse queer et de son réalisateur.

Nowhere se démarque également par sa stylisation audacieuse, qui constitue en soi une source de substance. Le film se caractérise par des images vibrantes, un montage troublant et une utilisation créative de la lumière et de la couleur. Le choix de la direction artistique, les costumes colorés et les références à la culture pop en font une œuvre d’art visuelle à part entière. En outre, la bande originale du film, qui se compose notamment de morceaux emblématiques des années 90, ajoute une couche supplémentaire à son impact émotionnel. La réception mitigée à sa sortie ne reflète nullement la durabilité et l’impact continu de l’œuvre. Elle résiste à l’épreuve du temps et continue d’inspirer de nouvelles générations de créateurs. Araki a ouvert la voie à une nouvelle représentation queer et à une exploration de la jeunesse marginale au cinéma. Même aujourd’hui, son message de révolte, de non-conformité et d’acceptation de soi résonne profondément, rappelant aux marginaux qu’ils ne sont jamais seuls.

Nowhere de Gregg Araki, 1h22, avec James Duval, Debi Mazar, Rachel True – Sorti en 1997

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