[RETROSPECTIVE] Dogville – À travers les masques

Sorti en 2003 et présenté à Cannes la même année, Dogville raconte l’histoire de Grâce, une fugitive trouvant refuge dans cette petite ville de 20 habitants, afin de se cacher d’un groupe de dangereux gangsters à ses trousses. Pour ce film, Lars Von Trier réunit une troupe d’acteurs prestigieux, avec Nicole Kidman en tête d’affiche, suivie de Paul Bettany, Stellan Skarsgard, Philip Baker Hall, James Caan, Ben Gazzara (Meurtre d’un Bookmaker Chinois), Lauren Bacall, et Harriett Andersson (Monika, Cris et Chuchotements). Le film a une particularité qui en fait sans aucun doute l’œuvre la plus singulière du réalisateur danois. En effet, ce qui frappe dès les premières secondes, c’est l’absence quasi totale de structures de décors. On se retrouve face à une scène théâtrale, sur laquelle les habitations et la rue principale de Dogville sont délimitées par des marquages au sol, et le nombre de cloisons se comptant sur les doigts d’une main. 

Ce dispositif particulier permet plusieurs choses : tout d’abord d’offrir une vue globale sans interruption sur la ville et ses habitants, mais aussi de proposer une expérience d’épure cinématographique absolument unique. Le décor étant minimaliste au possible, c’est la mise en scène, le design sonore et le jeu des comédiens qui doit faire croire au spectateur que Dogville et ses murs existent réellement. Après les premières minutes d’acclimatation, on ne remarque quasiment plus ce dispositif, et l’on imagine que les portes invisibles que les personnages ouvrent, et que l’on entend grincer sont bien réelles, ainsi que les cloisons de chaque habitation. Un mélange à la fois théâtral dans sa représentation visuelle, et cinématographique à travers les bruitages, démontrant que l’Art a un pouvoir d’imaginaire sans limites.

© Les Films du Losange

L’arrivée de Grace, brillamment incarnée par Nicole Kidman, fait l’effet d’un cadeau empoisonné pour les habitants de Dogville. Tom (Paul Bettany) suggérait déjà qu’il manquait d’un vrai sens de la communauté, et que chacun avait tendance à balayer devant sa porte sans jamais aider ou bien accueillir son prochain. Il se servira de Grace pour étayer sa théorie, ou en tous cas de mettre à l’épreuve le village pour l’infirmer. Une période d’essai est accordée à la fugitive, pour se faire accepter des autres et prouver sa valeur notamment à travers du travail ou un service rendu à chacun. Une démarche bien hypocrite puisque jusqu’ici personne à Dogville ne faisait preuve d’autant d’altruisme.

Cette période d’acclimatation se passe à merveille pour la nouvelle venue, devenant peu à peu la coqueluche du village, adorée de tous. Mais la lune de miel ne durera pas longtemps. Lars Von Trier à bien pris le temps de baisser la garde du spectateur, et la chute n’en sera que plus douloureuse. Si Grace apparaissait comme un cadeau providentiel, elle sera malgré elle le lent poison qui consumera cette communauté et qui dévoilera l’horreur derrière leur égoïsme. Ne pouvant céder à toutes leurs faveurs sans créer de la jalousie, ou des caprices (plus ou moins dérangeants), Grace se retrouve prise dans un étau infernal, devant continuer à subir les sévices des habitants de Dogville, pour éviter d’être jetée en pâture aux gangsters qui la recherchent.

© Les Films du Losange

Le cinéaste danois réussit avec brio à installer une tension insidieuse dans le village, faisant progressivement dévisser le comportement des habitants vers des atrocités insondables, comme lors de cette épouvantable scène de viol, que le réalisateur prend soin de laisser en arrière plan, mais visible pour le spectateur du fait des cloisons inexistantes du décor. Un décor théâtral certes, mais qui n’est jamais filmé platement. Au contraire, Lars Von Trier use de son style brute inspiré du dogme 95, pour filmer avec un certain cynisme ses personnages. Certains mouvements et effets de caméra rappellent le style visuel de séries comme The Office, ou plus récemment Succession, permettant ainsi une immersion presque voyeuriste au sein de Dogville. Le minimalisme du décor ne vient jamais desservir la mise en scène, au contraire, et porte sa violence au départ indicible à incandescence dans les dernières minutes du film.

Si le long-métrage est curieusement reparti bredouille du festival de Cannes en 2003, c’est pourtant bel et bien une œuvre absolument passionnante, et une des plus maîtrisées du réalisateur, avec Nicole Kidman qui livre peut-être sa plus grande performance.

Dogville de Lars Von Trier, 2h57, avec Nicole Kidman, Paul Bettany, Patricia Clarkson – Ressortie au cinéma le 12 juillet 2023 dans le cadre de la rétrospective Lars Von Trier, projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma

0
0

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *