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Shin Godzilla – Phobie administrative

Après avoir entamé une relecture en plusieurs films de sa série animée culte Neon Genesis Evangelion, Hideaki Anno s’attaque à donner un coup de neuf au célèbre lézard géant japonais. Il partage la réalisation avec l’un de ses fidèles collaborateurs, Shinji Higuchi, superviseur des effets spéciaux ayant œuvré sur la fabuleuse trilogie Gamera des années 90, ce qui le rend familier des films de kaijūs en prise de vues réelles. Le tout premier film Godzilla, réalisé par Ishirō Honda, est sorti en 1954 dans un contexte d’après-guerre, se servant du monstre comme une parabole de la bombe atomique et du traumatisme du peuple nippon. Sorti en 2016, Shin Godzilla est le premier opus de la franchise à voir le jour depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima, causée par un séisme et un tsunami dévastateurs en 2011. Ce n’est évidemment pas anodin, et le cinéaste va se servir de la bête comme d’une piqûre de rappel de ces événements, à la fois en termes de représentation du peuple face à la destruction, mais aussi pour pointer du doigt la gestion chaotique du gouvernement à l’époque.

Le film se compose ainsi de nombreuses scènes se déroulant dans des bureaux de politiciens, des salles de conseil de défense, illustrant à quel point le protocole hiérarchique de prise de décision peut être inefficace en situation d’urgence. Ce mécanisme est volontairement alourdi à l’écran par un charabia politique absurde, accompagné de sous-titres indiquant les noms et fonctions de tous les officiels présents, superposés aux dialogues, ce qui peut rendre la narration assez indigeste. Cependant, à l’exception de quelques personnages clés, il n’est pas nécessaire de tout retenir pour suivre l’histoire, car ce procédé fonctionne surtout comme un gimmick satirique, visant à montrer que certaines personnes présentes à ces réunions sont parfaitement inutiles dans le processus décisionnel. D’ailleurs, Anno adopte des dialogues au rythme effréné et un montage survitaminé, ne laissant pas vraiment le temps au spectateur d’assimiler tous ces titres.

Certaines séquences au sein de l’équipe de défense, dans leur énergie et leur découpage, rappellent les situations d’urgence au quartier général de la NERV dans Evangelion. Ce n’est pas un hasard si Shirō Sagisu, compositeur de la série, reprend ici son thème “Decisive Battle” pour accompagner ces scènes. Shin Godzilla n’est peut-être pas le plus « evangelionesque » de cette trilogie d’icônes du tokusatsu — ce titre revenant probablement à Shin Kamen Rider, sorti en 2023. La musique mise à part, quelques similitudes subsistent. Hideaki Anno est fasciné par les cataclysmes d’ampleur apocalyptique, quasi bibliques, et si la fin de Evangelion 2.0 a pu marquer à vie, la scène nocturne où Tokyo est détruite par un Godzilla en explosion, vomissant littéralement son rayon thermonucléaire sous une musique s’apparentant à des lamentations ou prières religieuses, s’impose immédiatement comme l’un des moments les plus saisissants de la saga.

Le Roi des monstres est ici tout sauf majestueux. Il est filmé comme une divinité, certes, mais une divinité monstrueuse, créée par l’homme (on suggère que le rejet de déchets nucléaires est à l’origine de sa mutation), dont les multiples transformations sont autant de souffrances, tel un animal gravement blessé cherchant désespérément à survivre. Ce conflit entre un pouvoir quasi divin et la détresse physique d’un corps en mutation rappelle le personnage de Shinji, héros d’Evangelion, terrifié par la perte de contrôle de son EVA. Là où le film original d’Ishirō Honda ou le très récent Godzilla Minus One développaient une veine humaniste avec des personnages tragiques et incarnés, Shin Godzilla suscite l’empathie non pour ses humains — relégués à des bureaux et des réunions — mais pour la créature elle-même. Au-delà de ce traitement politique passionnant, Hideaki Anno, connu pour ses expérimentations visuelles audacieuses depuis les années 90, insuffle à une saga très codifiée une mise en scène radicale, étrange, avec un montage nerveux et des choix esthétiques marquants. L’un des meilleurs films Godzilla, qui, pour des raisons de droits avec la Toho, n’avait jusqu’ici connu que quelques séances exceptionnelles en France. Grâce au travail précieux de l’éditeur Spectrum Films, le film est désormais disponible — plus de sept ans après sa sortie au Japon — légalement chez nous, en coffret Blu-ray Ultra HD.