Kaneto Shindo, important cinéaste Japonais, ayant officié en tant que scénariste, notamment pour Yasuzô Masumura (Tatouage), est connu pour avoir réalisé le poétique L’Île Nue, film dénué de dialogues, mais surtout le saisissant et fiévreux Onibaba. Dans celui-ci, il s’aventurait avec intelligence dans des registres horrifiques et fantastiques, mais c’est bel et bien dans Kuroneko, que ces genres en constituent la véritable colonne vertébrale.
Shindo reprend le schéma mère (encore Nobuko Otowa) – belle-fille – fils parti à la guerre, pour démarrer son récit avec un groupe de samouraïs pendant la guerre civile qui viendront piller et brûler leur maison, après les avoir violées. Leurs dépouilles calcinées dans les décombres fumantes rencontrent un mystérieux chat noir, symbolisant le pacte maudit que leurs âmes vengeresses signeront. S’en suit une série de séquences similaires où les deux femmes chattes attirent des samouraïs à travers une forêt de bambous, pour leur trancher la gorge et se délecter de leur sang.
Une première partie volontairement répétitive, permettant au cinéaste de poser une atmosphère envoûtante et sensuelle, avec ses spectres aux pas de velours, et à travers un décor hors du temps : une maison traditionnelle au beau milieu de cette grande forêt de bambous (on ne peut d’ailleurs pas la situer exactement), qui baigne dans une épaisse fumée blanche, jusqu’à en tapisser totalement le sol de ses couloirs. Kaneto Shindo en profite pour nous offrir des plans absolument somptueux, dans un noir et blanc parmi les plus beaux du cinéma nippon.
La seconde partie du film est consacrée au retour du fils de Yone (et mari de Shige), dont les prouesses guerrières sont récompensées par le Seigneur local, en le nommant officiellement samouraï. Seulement, il sera chargé de mettre fin aux meurtres commis par les spectres de la bambouseraie, qui sont en réalité sa femme et sa mère défuntes. Une situation compliquée par le fait que celles-ci ont juré aux mauvais esprits qu’elles tueraient tous les samouraïs s’approchant de leur chemin, et le pauvre Gintoki, veuf et orphelin, remplit désormais les critères de leur vengeance…
Le film, qui au début prenait à bras le corps les codes du film de vengeance surnaturel, assure ici un tournant plus tragique, à travers des retrouvailles amoureuses aussi sensuelles que fugaces, et un dilemme shakespearien venant tordre les sentiments et le devoir des personnages. Si le récit se resserre sur ces tourments intimes, on nous expose aussi une opposition clairement injuste entre les riches et les pauvres dans ce contexte de guerre civile, ainsi qu’un portrait peu flatteur des samouraïs, dépeints comme des malfrats de la pire espèce, n’hésitant pas à dépouiller les plus faibles, à les tuer et violer leurs femmes.
Si Kaneto Shindo n’use guère d’effets visuels pour créer de l’angoisse, il parvient cependant à poser une ambiance envoûtante et vaporeuse, avec ces spectres se déplaçant comme des félins dans ce décor brumeux ou en flottant (l’usage de câbles rappelle les films de sabre chinois), privilégiant ainsi un véritable choc esthétique à travers de superbes tableaux fantasmagoriques. Il livre avec Kuroneko un pur film de fantômes Japonais dans la tradition du genre, mais également une puissante œuvre féministe, intime, et tragique.
Kuroneko de Kaneto Shindo, 1h40, avec Nobuko Otowa, Kichiemon Nakamura, Kei Sato – Ressortie en salles en version restaurée le 25 octobre 2023