Retour sur.. | Kuroneko de Kaneto Shindô | 1h40 | Par Vincent Pelisse
Kaneto Shindo, cinéaste japonais majeur, également scénariste pour Yasuzô Masumura (Tatouage), est connu pour avoir réalisé le poétique L’Île nue, film dénué de dialogues, mais surtout le saisissant et fiévreux Onibaba. Si ce dernier explorait avec intelligence les registres de l’horreur et du fantastique, c’est dans Kuroneko que ces genres deviennent véritablement la colonne vertébrale du récit.
Shindo reprend le schéma mère (incarnée une fois encore par Nobuko Otowa) – belle-fille – fils parti à la guerre pour introduire son histoire. Pendant la guerre civile, un groupe de samouraïs pille et incendie leur maison après les avoir violées. Leurs dépouilles calcinées, abandonnées dans les décombres fumants, croisent la route d’un mystérieux chat noir, symbole du pacte maudit que leurs âmes vengeresses vont conclure. S’ensuit une série de séquences ritualisées où les deux femmes félines attirent des samouraïs à travers une forêt de bambous, avant de leur trancher la gorge et de se délecter de leur sang.
Cette première partie, volontairement répétitive, permet au cinéaste d’installer une atmosphère envoûtante et sensuelle, portée par des spectres aux pas de velours et un décor hors du temps : une maison traditionnelle nichée au cœur d’une immense forêt de bambous (dont l’emplacement exact demeure indéterminé), baignant dans une épaisse fumée blanche qui tapisse entièrement le sol de ses couloirs. Kaneto Shindo en profite pour offrir des plans absolument somptueux, dans un noir et blanc parmi les plus beaux du cinéma japonais.

La seconde partie du film se concentre sur le retour du fils de Yone (et mari de Shige), dont les prouesses guerrières lui valent d’être récompensé par le seigneur local et officiellement élevé au rang de samouraï. Seulement, il est aussitôt chargé d’éradiquer les spectres de la bambouseraie, qui ne sont autres que sa mère et son épouse défuntes. La situation se complique lorsque l’on comprend que celles-ci ont juré aux mauvais esprits de tuer tous les samouraïs croisant leur chemin. Or, le pauvre Gintoki, désormais veuf et orphelin, remplit précisément ces critères…
Alors qu’il s’inscrivait d’abord dans les codes du film de vengeance surnaturel, Kuroneko amorce ici un tournant plus tragique, à travers des retrouvailles amoureuses aussi sensuelles qu’éphémères, et un dilemme shakespearien où les sentiments se heurtent au devoir. Si le récit se resserre sur ces tourments intimes, il met également en lumière une opposition sociale foncièrement inégalitaire dans un contexte de guerre civile, tout en dressant un portrait sans concession des samouraïs, présentés comme de véritables malfrats, pillant les plus faibles, tuant et violant impunément.
Sans recourir à de nombreux effets visuels pour susciter l’angoisse, Kaneto Shindo parvient pourtant à instaurer une ambiance vaporeuse et hypnotique. Ses spectres, félins et insaisissables, évoluent dans un décor brumeux ou flottent avec une grâce irréelle (le recours aux câbles évoquant les films de sabre chinois), privilégiant ainsi un choc esthétique à travers de superbes tableaux fantasmagoriques. Avec Kuroneko, il livre un pur film de fantômes japonais, respectueux des codes du genre, tout en signant une œuvre profondément féministe, intime et tragique.
| Au cinéma le 25 octobre 2023
