Dans ce film sorti en 1964, Masahiro Shinoda nous conte l’histoire de Muraki, un yakuza sortant de prison au bout de trois ans, après avoir tué un membre du clan rival par ordre de son patron, qui tente de reprendre ses habitudes et qui se retrouve inexorablement attiré par une jeune femme nommée Saeko. Si Fleur Pâle s’apparente à un film de yakuzas, ce n’est en réalité qu’un contexte pour le cinéaste, qui ne compte pas en appliquer les codes à la lettre.
On peut remarquer cela dès l’ouverture, avec la sortie de prison de Muraki. On évite ici la traditionnelle scène où les membres du clan viennent chercher leur frère d’armes à sa sortie. Ici, on ne voit rien, le film débute directement sur des plans de Tokyo, avec la voix-off de Muraki, exprimant son désarroi face aux évolutions de la société nippone moderne, en plein boom économique (les Jeux Olympiques étaient attendus cette année, symbole de l’ouverture vers l’international, et donc aussi vers les USA). Il ne reconnaît plus son environnement, et les rapports de force ont changé, à tel point que son clan a même forgé une alliance avec la famille rivale, à cause de laquelle il avait fini en prison. La difficulté de trouver sa place dans cette nouvelle société le mènera directement à arpenter les tripots pour jouer son argent, seule véritable constante dans son activité de yakuza.
Cependant, la présence de Saeko, une jeune femme de bonne famille vient trancher avec la population habituelle de ces lieux peu recommandables. Sa beauté et sa pugnacité intriguent tout le monde, et tout particulièrement Muraki, qui passera de plus en plus de temps avec elle. Une romance inavouée, non consommée qui prend le pas sur le carcan habituel du film de yakuza et ses intrigues criminelles. Mais la démarche de Shinoda n’est pas que narrative, car il dévie du genre aussi sur l’aspect esthétique, se rapprochant des expérimentations visuelles de la Nouvelle Vague Française (on pense beaucoup à Godard), avec des idées de plans saisissantes, ne s’interdisant rien avec son directeur photo pour jouer sur les contrastes dans ce somptueux noir et blanc.
Il effectue également un travail impressionnant sur le montage, donnant parfois un rythme frénétique aux scènes de jeu. À cela s’ajoute la partition étonnante et envoûtante de Toru Takemitsu (Ran, L’Empire de la Passion), dont la mélodie reproduit le son des cartes qui s’entrechoquent. On se retrouve complètement hypnotisé par le rythme de ces séquences, et par les plans sur le visage de Saeko (Mariko Kaga), mais la mise en scène de Shinoda nous permet d’en comprendre le déroulé même sans écouter les dialogues.
Le duo Muraki – Saeko est assez atypique sur le papier : Ryo Ikebe, lui, incarne ce yakuza désabusé et aussi laconique qu’Alain Delon dans un film de Melville. La jeune femme, elle, est espiègle et rieuse, avec un goût prononcé pour les prises de risques. Le cinéaste avait déjà exploré avec une légèreté pop les dérives criminelles de la jeunesse dans Mon Visage embrasé au Soleil couchant (Killers on Parade), mais ici l’atmosphère flirte avec le film noir, et ces dérives sont traitées avec sérieux. En bon yakuza qui se respecte, Muraki a une aversion pour la drogue, tandis que Saeko y est attirée, de la même manière que pour les jeux d’argent. Elle ne fait pas de différence entre ces pratiques déviantes (déjà annonciateur d’une prochaine génération de yakuzas plus impitoyables, rentrant dans le trafic de stupéfiants), et cherche tout simplement à éprouver des sensations fortes, que son quotidien bourgeois ne semble pas pouvoir lui procurer.
Le grand frisson, celui du contact avec la mort lui sera délivré par Muraki, dans une incroyable scène d’assassinat, mise en scène de façon très opératique, (pas surprenant que le film ait marqué Scorsese, et probablement Coppola) dernier acte de violence du film, symbolisant la perte de sens de ce nouveau monde selon notre protagoniste.
Dans cette nouvelle vague japonaise des années 60, où de nombreux cinéastes (Ôshima, Suzuki, Teshigahara, Shindo, Matsumoto…) expérimentaient de nouvelles idées formelles et narratives, Masahiro Shinoda a définitivement cimenté sa place avec Fleur Pâle, en tranchant les conventions d’un genre assez codifié (et qui le sera davantage ensuite) pour l’emmener ailleurs. Un film unique, se montrant par instants aussi insaisissable que la belle Saeko.
Fleur pâle de Masahiro Shinoda, 1h32, avec Ryô Ikebe, Mariko Kaga, Takashi Fujiki – Ressortie au cinéma le 31 mai 2023.