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La Pie Voleuse | Chronique d’une révolte douce

Marseille, l’Estaque. C’est une ville, un quartier, aux volets fatigués et aux cœurs lourds. Sous la lumière dorée de l’été, La Pie Voleuse de Robert Guédiguian dévoile une ville où chaque pierre porte l’empreinte du temps. L’air est dense et les ombres s’étirent, glissant le long des façades. Maria, incarnée par Ariane Ascaride, marche d’un pas léger mais sûr. Auxiliaire de vie, elle sillonne les rues étroites portant la solitude des autres avec la sienne. Chaque mouvement semble une prière discrète. Derrière cette douceur apparente, elle s’autorise parfois à dérober quelques billets dans un geste furtif pour aider son petit-fils et continuer à rêver à travers lui. Mais l’équilibre se brise lorsqu’une plainte pour abus de faiblesse surgit, bouleversant cette routine fragile.

Dès l’ouverture, le cinéaste frappe par un vol. Pas celui de Maria mais celui d’un gang s’introduisant dans un magasin de musique. Des instruments disparaissent dans l’urgence et le chaos. Ce contraste se marque avec la subtilité des larcins de Maria. Cet acte initial, presque sauvage, enclenche la mécanique du récit. Un chèque de caution échappé dans l’eau, insignifiant en apparence, change le destin des personnages. Guédiguian et Serge Valletti tissent une histoire réglée comme une horloge, où le moindre engrenage déclenche une cascade d’événements. Les premières images s’apparentent à des tableaux en mouvement. Des volets mi-clos laissent filtrer la lumière du matin. Le linge sèche mollement sous un ciel lourd. Le marché bruisse mais l’attention de la caméra s’attarde ailleurs. Des poissons argentés, alanguis par la chaleur, reposent sur l’étal. Maria observe, le regard flottant, captant la beauté simple et fatiguée des choses. On sent le sel, presque la chaleur du bitume. Le quotidien est filmé sans éclat, révélant la précarité dans le détail. Un billet plié disparaît discrètement dans une poche. Le silence s’alourdit, et le bruit du papier froissé surgit, amplifié par la solitude du geste.

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Maria ne vole pas par désir,  mais pour son petit-fils, dont les mains glissent maladroitement sur un piano, tranchant avec  avec la modestie du salon. Filmé comme un autel, l’instrument baigne dans une lumière douce qui contraste avec l’ombre environnante. Chaque touche résonne comme un battement d’espoir. Lorsqu’elle s’arrête devant le piano, Maria semble affronter l’immensité d’un rêve hors de portée. La caméra capte ce face-à-face silencieux, insistant sur les regards et les silences. Le récit se déploie avec l’arrivée d’une romance inattendue. Grégoire Leprince-Ringuet incarne le fils du propriétaire lésé, tandis que Marilou Aussilloux joue la fille de Maria. Leur rencontre, fulgurante, éclot dans une scène de coup de foudre où les regards se cherchent et se trouvent. Aux premières mélodies, leurs lèvres se rejoignent, la musique soulignant leur abandon. Mais cette romance, si envoûtante soit-elle, finit par occuper une place excessive, éclipsant parfois la lutte silencieuse de Maria et les tensions sociales en filigrane.

Marseille s’impose alors comme un personnage à part entière. Filmée avec tendresse et réalisme, la ville oscille entre lumière et désolation. Le vieux port s’embrase aux dernières lueurs du jour, tandis que des rideaux déchirés battent au vent. Une piscine vidée devient le miroir du désenchantement. Dans l’un des moments les plus marquants, Darroussin, en fauteuil roulant, contemple cet abîme silencieux. L’espace désert, immobile, reflète la stagnation de vies en suspens. Les images, signature du cinéma de Guédiguian, prennent une fois de plus la forme de toiles vivantes. Une main caresse une nappe effilochée, une horloge vacille dans son tic-tac fragile. Les pas de Maria résonnent dans des escaliers démesurés, amplifiant la solitude qui imprègne les lieux. Ces détails minuscules, presque anodins, esquissent la poésie d’un quotidien sans éclat, figé dans le temps. Cette impression de familiarité ne se limite pas à l’esthétique ; elle s’étend à la distribution. Fidèle à ses habitudes, Guédiguian s’entoure de ses acteurs fétiches. D’Ascaride à Darroussin, en passant par Gérard Meylan et Robinson Stévenin, il renouvelle rarement ses visages, tissant avec eux une complicité qui traverse les décennies et confère au film cette patine intemporelle et si reconnaissable.

Puis la tension grandit. Le cinéaste distille l’inquiétude dans des scènes d’apparence anodine. Maria, seule, hésite. Vendre le piano pour apaiser ses dettes ou s’accrocher à cet espoir vacillant ? L’objectif se rapproche, enveloppant Maria dans un cadre plus serré, traduisant son trouble et l’importance du choix qui l’attend. La lumière traverse la pièce, dessinant des lignes nettes au sol. Le vent s’engouffre par la fenêtre, et la musique s’efface. Il ne reste que ce souffle, pesant et fragile, comme si l’avenir reposait dans cet instant suspendu. La Pie Voleuse transcende le simple récit social. Guédiguian compose une ode à la survie discrète, à ces gestes invisibles qui sauvent des vies. C’est une lettre d’amour à une France oubliée, une chronique intime où chaque détail devient une pierre d’édifice. Le film résonne tel un poème du quotidien, lumineux malgré sa mélancolie. Voler, ici, c’est résister, s’accrocher à l’idée que la beauté existe au-delà de la nécessité. C’est refuser que la vie se résume à l’essentiel. Dans une France où 5,1 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, où chaque réforme sociale semble fragiliser davantage les plus précaires, le film résonne fait écho à ces luttes silencieuses. À l’instar des grèves et manifestations qui éclatent dans divers secteurs du pays, La Pie Voleuse rappelle que l’existence ne peut se réduire aux besoins fondamentaux. Il célèbre ces moments où, malgré l’adversité, on s’autorise à rêver, à désirer un peu plus que la simple survie.