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Leurs enfants après eux | Un été suspendu sur les ruines de l’avenir

Août, 1992. Une chaleur moite s’installe dans la vallée de la Henne, quelque part en Lorraine. Au bord d’un lac pollué, Anthony et son cousin traînent leur ennui. Une barque volée, des rires nerveux, une course poursuite sous un soleil trop éclatant : le décor est planté. Ici, le passé industriel s’évanouit sous les vagues à peine perceptibles de l’eau stagnante, et les rêves des jeunes s’échouent contre les berges comme des débris flottants. À cet instant, Leurs enfants après eux pourrait être un tableau figé, une fresque nostalgique. Mais sous la surface des apparences, le film de Ludovic et Zoran Boukherma semble coincé entre deux eaux : le lyrisme adolescent et la critique sociale.

Une scène revient, obsédante : Anthony (Paul Kircher), quatorze ans, scrute une vieille Yamaha poussiéreuse. Le moteur gronde, la route s’ouvre devant lui. Le vrombissement de Born to Be Wild ou de Scar Tissue des Red Hot Chili Peppers enveloppe l’écran, mais il n’ira nulle part. Le lendemain, la moto aura disparu, volée par Hacine, gamin marocain marginalisé, adversaire symbolique d’une bataille sociale qui ne dit pas son nom. Ce moment à moto aurait pu être un envol, un souffle de liberté à la Kerouac. Mais il reste prisonnier du déterminisme, comme cette ville sinistrée où les jeunes ne quittent jamais vraiment le bord du lac. Les frères Boukherma filment cette errance avec une maîtrise visuelle indéniable : des plans amples sur des feux d’artifice, une lumière saturée sur les visages d’ados en slow motion, le vent qui fouette les cheveux d’Anthony en vélo.

Copyright Warner Bros. France

La musique, omniprésente, tisse un fil nostalgique puissant, mais finit par devenir étouffante. Chaque note semble vouloir attraper la lumière du souvenir et la projeter en grand sur l’écran, mais à force d’insistance, cet effet jukebox devient une cage sonore. Imaginez ces morceaux cultes, de Metallica à Nirvana, surgissant comme des balises émotionnelles : ils dominent tout, bloquent l’air, écrasent l’espace laissé à la subtilité des personnages. Les images saturées de sons transformées en clips musicaux semblent hurler : « Voilà ce que vous deviez ressentir ». Ce diktat musical prend la place d’un silence nécessaire, étouffant des nuances qui auraient pu éclore, comme des instants suspendus, s’ils n’étaient pas noyés sous des refrains trop familiers. Chaque scène semble criante de « regardez, c’était ça les années 90 », en oubliant parfois que ces années étaient aussi celles de la défaite ouvrière, symbolisée par la fermeture des hauts fourneaux, des usines textiles ou sidérurgiques qui faisaient vivre des milliers de familles. Celles de la montée des inégalités, amplifiées par une mondialisation galopante et un abandon progressif des politiques de redistribution. Des banlieues qui s’enflamment, des jeunes laissés-pour-compte à qui l’on refuse toute perspective. Ces années, marquées par des tensions raciales larvées, voyaient aussi l’ascension du Front National et les violences policières, symptômes d’une société fracturée où l’intégration devenait une promesse non tenue. Les chansons et les vêtements rétro dissimulent ces réalités comme un vernis brillant posé sur une surface fissurée.

Hacine (Sayyid El Alami) est un personnage problématique dès sa première apparition. Il incarne une menace silencieuse après s’être pris un croche pied d’Anthony, une ombre qui plane sur le récit. On devine une tentative d’explorer la complexité d’un adolescent en colère, mais tout reste en surface, comme un miroir qui reflète uniquement l’évidence. La scène avec son père, brutale et marquante, le montre puni pour avoir volé une moto : de l’eau bouillante versée sur sa main. Son cri, étouffé par un cadrage froid, se perd dans un silence oppressant. Ce moment expose une violence héritée, presque systémique, qui aurait pu enrichir son portrait, mais demeure une image frappante sans profondeur. Hacine est réduit à un être de rage, un exutoire dramatique pour les tensions du film, privé d’une véritable épaisseur. Ce choix de mise en scène, bien qu’intense, accentue la caricature : cet enfant de l’immigration existe uniquement à travers la violence qu’il subit ou inflige, comme si son humanité était secondaire. Une simple rixe devient une tentative de meurtre, sa vengeance s’achève en flammes. À ses côtés, Anthony, fils d’ouvrier blanc, paraît plus accessible au spectateur, tandis qu’Hacine est confiné au rôle de contrepoint dramatique. Son bagage social, à peine esquissé, ne suffit pas à ancrer ses actions dans une réflexion plus vaste sur les tensions sociales ou les réalités de la jeunesse marginalisée. Ainsi figé dans une colère inexpliquée, Hacine finit par perdre toute humanité, réduit à une caricature d’altérité violente.

Copyright Warner Bros. France

On aurait pu espérer une confrontation plus nuancée entre Anthony et Hacine, entre les « blancs-pas-très-riches » et les « pauvres-pas-très-blancs », pour reprendre une formule de sociologues. Mais ici, tout cela est édulcoré. Le racisme latent, pourtant omniprésent, traverse le film comme un courant souterrain sans jamais éclater en pleine lumière. Une scène cristallise ce malaise : un regard furtif de Stéphanie (Angelina Woreth), le love interest, lorsque Hacine entre à la fête, suivi du silence lourd des conversations qui se figent autour de lui. Pas de confrontation explicite, mais une exclusion subtile, presque imperceptible, qui dit tout du racisme ordinaire. Plus tard, c’est dans une rixe violente entre les deux rivaux que ces tensions éclatent, mais la mise en scène transforme cette colère en pure violence, sans jamais explorer ce qu’elle dit d’une société en crise. La Lorraine de ces années, avec ses usines désaffectées et ses cités abandonnées, devient alors un miroir d’une France qui peine à intégrer ses propres enfants. Les plans larges sur les terrains vagues et les maisons ouvrières délabrées renforcent ce sentiment d’abandon, mais ils ne suffisent pas à creuser l’essentiel : le lien entre cet effondrement industriel et l’émergence du Front National, nourri par la peur de l’autre et l’absence de perspectives. Ces fragments visuels, bien qu’esthétiques, nous laissent seul face à une vérité qui aurait mérité d’être explorée avec plus de courage.

Cette indécision narrative se reflète dans le traitement des figures parentales, comme si elles étaient des fantômes d’un passé révolu, piégées dans leurs propres échecs. Patrick, le père d’Anthony, incarné par un Gilles Lellouche impeccable, est une figure de masculinité brisée, suspendue entre la nostalgie et la colère. La caméra s’attarde sur ses gestes lourds, sur son regard perdu dans le garage vide où il contemple l’absence de sa moto, ce dernier vestige de son autorité familiale et de son identité ouvrière. Sa voix, rauque et tranchante, résonne comme un écho d’un autre temps, alors qu’il cherche désespérément à maintenir un semblant de contrôle. Lorsque les tensions éclatent avec Anthony, son fils, chaque mot est une lame, chaque silence une défaite. Une scène d’une intensité presque insoutenable le montre face à son fils dans une confrontation où la fierté blessée et l’impuissance explosent dans un mélange de rage et de tristesse. Lellouche ne joue pas Patrick : il l’incarne, avec une humanité brutale qui aurait mérité un développement plus subtil dans l’écriture. Hélène, la mère, campée par Ludivine Sagnier, est une présence tout en retenue. Elle est le cœur silencieux de la maison, mais ce silence semble parfois la réduire à un décor émotionnel. Dans un moment de calme apparent, on la voit dans la cuisine, la lumière du matin dessinant des ombres sur son visage fatigué, les mains croisées, le regard vide. Ce tableau simple en dit long sur son épuisement, mais le film ne s’aventure jamais au-delà de cette surface. Même lorsqu’elle intervient pour apaiser les conflits entre Patrick et Anthony, son rôle se limite à celui de médiatrice, comme si son propre drame intérieur n’était qu’un murmure, inaudible dans le tumulte familial. L’image d’Hélène reste celle d’une femme qui absorbe les chocs sans jamais exploser, une force tranquille mais oubliée, dont le potentiel narratif reste inexploité.

Pourtant, tout n’est pas à jeter. Certains moments suspendus vibrent d’une poésie rare. Anthony, penché vers Stéphanie, les lèvres hésitantes, retient son souffle : la lumière d’un soir d’été illumine leurs visages. Le temps semble figé, mais la magie se brise à l’instant où elle se détourne. Plus tard, Anthony pédale sans but, le vent fouette son visage, le crépuscule enveloppe la vallée d’une lumière dorée. On ressent cette soif d’évasion dans chaque mouvement, dans chaque coup de pédale, comme un dernier espoir avant que la gravité du réel ne le rattrape. Mais c’est sur un air de Francis Cabrel que le film touche à une grâce inattendue. Lors du bal du 14 juillet, les guirlandes lumineuses projettent des halos dansants sur une piste improvisée. Anthony et Stéphanie, un peu maladroits, se laissent entraîner par « Samedi soir sur la terre ». La caméra s’attarde sur leurs regards furtifs, leurs hésitations, tandis que Cabrel murmure ses paroles intemporelles. C’est un instant d’abandon, une parenthèse où l’adolescence s’embrase brièvement avant de retomber dans la banalité. Une scène suspendue dans le temps, qui parvient à capturer l’essence fragile et éphémère du premier amour. On devine une poésie cachée dans ces scènes lumineuses, mais le film n’ose jamais explorer pleinement ce qu’elles révèlent. Notamment, l’ombre du père de Patrick plane sur Anthony comme un rappel constant de la relation toxique qui structure son quotidien.

Copyright Warner Bros. France

La victoire de la France « black-blanc-beur » en 1998 plane en filigrane, mais sans élan fédérateur. Ce moment collectif aurait pu incarner une promesse : celle d’un espoir commun. Pourtant, le film le traite comme une toile de fond, un symbole désincarné, comme si cette France multicolore n’existait que dans les chants de supporters et les écrans de télévision. Une France de papier, fragile, comme les rêves des protagonistes. Le film donne l’impression de refuser de choisir. Il regarde avec tendresse mais sans courage. Il est ce feu d’artifice estival, éblouissant mais sans chaleur, qui se dissipe en fumée sur « Que Je T’Aime ». Dans un monde où les fractures sociales et raciales s’aggravent, on attendait davantage. Et pourtant, Leurs enfants après eux nous laisse là, à scruter un lac immobile, à entendre des échos de musiques lointaines. Le murmure des souvenirs n’a pas suffi à combler le silence des réalités. Peut-être qu’en 2024, il ne s’agit plus de chanter la nostalgie, mais de crier l’urgence. Car ce vent, qui caresse les rives d’une France abandonnée, n’emportera jamais l’odeur tenace de ses failles. Et puis il y a cette lumière, partout, omniprésente. Une lumière écrasante qui brûle les visages des adolescents, illumine leurs rires et leurs larmes, mais qui semble aussi révéler les failles invisibles d’un territoire à l’agonie. Les plans larges sur la vallée de la Henne, entre collines usées et zones pavillonnaires moroses, donnent au film une poésie visuelle indéniable. On ressent la chaleur étouffante, l’immobilisme d’un monde sans promesse, mais aussi une tension, comme si tout pouvait exploser à chaque instant. Cette tension ne mène nulle part, hélas. Une fusée sans propulsion.

Tout semble résonner avec une France toujours à la croisée des chemins : une jeunesse en quête d’identité, une classe ouvrière qui s’efface, des tensions raciales jamais apaisées. Les parallèles entre les années 90 et aujourd’hui sont troublants : désillusion politique, promesses trahies, fractures sociales qui se creusent. Pourtant, Leurs enfants après eux préfère la contemplation à la confrontation. Le lac reste immobile, et nous avec. Peut-être que l’erreur, au fond, c’est de s’être arrêté là, de ne pas avoir suivi cette moto poussiéreuse jusqu’au bout de la route, de ne pas avoir poussé les personnages au-delà de leurs limites. Le cinéma n’est pas qu’une photographie nostalgique. Il peut être un choc, un cri, une révolte. Mais ici, tout se dissipe lentement, comme cette moto réduite en cendres. Et le vent, lui, n’a rien emporté, seul Patrick avec son balai pour dissimuler la misère.