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La Chambre d’à côté | Mise en pièces

Atteinte d’un cancer du col de l’utérus, Martha (Tilda Swinton) a décidé de mettre fin à ses jours. Résolue, elle opte pour le suicide assisté et demande à son ancienne amie Ingrid, incarnée par Julianne Moore, de l’accompagner. Si cette introduction peut laisser penser que le débat sur la fin de vie sera au cœur des préoccupations de Pedro Almodóvar, le cinéaste déjoue cette attente pour accorder de l’espace aux deux femmes. Au lieu d’opposer des arguments ou d’interroger la légitimité du choix de Martha, il filme son quotidien avec Ingrid dans une atmosphère feutrée, où le temps semble suspendu. La mise en scène, moins démonstrative et plus tactile, confère à cette décision une douceur et une évidence, loin du pathos excessif ou du drame social. Almodóvar fait du huis clos une bulle hors du monde, où la mort n’est plus une question de droit ou d’éthique, mais une étape à envisager avec lucidité. C’est ce déplacement du regard qui rend son approche unique : il ne cherche pas à convaincre, mais à faire ressentir.

Ingrid rend visite à Martha quotidiennement. Les deux amies, rayonnantes, se racontent leurs souvenirs, baignées dans une lumière tamisée. Nous sommes invités à explorer leur caractère et à ressentir ce qui les rend précieuses et sensibles. Le film nous plonge dans l’intimité de ces deux femmes révélant à la fois ce qui les distingue et ce qui les lie. Martha, décidée et apaisée face à son choix, dissimule sa douleur derrière une sérénité troublante, comme si la décision qu’elle avait prise lui permettait enfin de reprendre le contrôle sur son existence. Ingrid, au contraire, oscille entre force et vulnérabilité. Elle veut être un soutien sans faille, mais l’ombre du départ imminent ébranle peu à peu son assurance. 

Copyright El Deseo, photo by Iglesias Más

Lieu de l’intrigue, la maison de campagne devient un espace mouvant, traversé de reflets qui se croisent. Lorsque les corps quittent ou regagnent les pièces, ces jeux de lumière semblent matérialiser l’idée du passage : entre la vie et la mort, la solitude et la présence, le souvenir et l’oubli. Chaque déplacement est un rituel pudique, où l’ombre et la transparence traduisent la fragilité de l’instant. Sans éluder le flashback, la diégèse trouve son équilibre entre conversations et pauses méditatives. Le montage, lent et mesuré, évite toute précipitation, invitant le spectateur à s’imprégner pleinement de chaque instant partagé. En orchestrant sa propre disparition, Martha met en scène son départ sous nos yeux. Elle choisit ses gestes, construit la dramaturgie du présent à partir des récits du passé. Plus tard, sa fille prolonge sa présence et lui offre l’opportunité de « revivre », à l’instar des Gens de Dublin auxquels l’œuvre fait discrètement écho.

Composante invariable du cinéma d’Almodóvar, l’artificialité incite à fuir la réalité en adoptant une stratégie thérapeutique : une nouvelle demeure, l’expression artistique ou encore la quête amoureuse. Ingrid ne joue pas le rôle de contrepoint face au choix de Martha ; au contraire, elle l’accepte peu à peu, non par lassitude mais parce que leurs échanges transforment son regard. D’abord troublée et inquiète, elle comprend que la décision de son amie n’est ni une fuite ni une faiblesse, mais une manière d’affirmer sa volonté jusqu’au bout. Leur lien se renforce dans cette acceptation. Être là pour l’autre, c’est aussi accepter son départ. L’auteur délaisse ses habituelles flamboyances esthétiques pour adopter une mise en scène plus épurée, où l’austérité prend le pas sur les envolées formelles. Les personnages semblent figés par les cadres et une angoisse croissante s’installe alors que l’on attend le moment précis où le suicide se concrétisera, lorsque la porte se fermera enfin. Ce type de suspense, centré sur l’attente et l’invisible, rappelle les codes du thriller psychologique hitchcockien où la tension réside autant dans ce qui est suggéré que dans l’attente de ce qui se produira. Plus tard, une friction éclate entre la police et celle qui l’a accompagnée, tentant de se disculper. Ce détour surprenant aborde des enjeux plus futiles, expédiés brièvement lors d’une scène d’interrogatoire, mais qui résonnent néanmoins avec la réflexion sur le libre arbitre.

Copyright Pathé

Le suicide assisté, bien qu’illégal à New York, même pour des raisons de compassion, continue de nourrir un débat juridique en suspens. Les autorisations légales tardent, les lois évoluant au gré des décisions  des gouverneurs. D’une certaine manière, le film apaise cette attente douloureuse en restituant à l’héroïne la pleine maîtrise de son corps.  Le dialogue entre Martha et Ingrid présente aussi une réflexion sur l’expérience féminine face aux institutions médicales souvent paternalistes et normatives. Martha, journaliste et voyageuse en terres inconnues, s’approprie à nouveau son destin, refusant le cadre qu’on tente de lui imposer. 

La mort doit-elle demeurer un acte froid et technicisé ou peut-elle s’offrir comme l’ultime élan d’un amour partagé ? De nombreuses scènes montrent les deux femmes accomplissant des actions simples : préparer une infusion, ajuster une couverture, lire à voix haute. Ces instants, empreints d’une infinie tendresse, contrastent avec la froideur des protocoles médicaux. Au lieu de l’aborder de manière clinique ou déshumanisée, Almodóvar la sublime en un échange final, où l’intimité et la complicité des personnages font l’essence même de l’émotion. Une retenue parfois excessive caractérise cette exploration fragile, qui n’en demeure pas moins marquée par un regard distinct.