[CRITIQUE] Vivants – Oublier le Capital

Dans le domaine exaltant du journalisme d’investigation, se déploie un processus immersif exigeant, conjugué à une rigueur organisationnelle nécessaire pour livrer un reportage dûment orienté, et idéalement exhaustif. Pour l’audience, il y a quelque chose de captivant à absorber ces informations ; des émissions telles que 90′ Enquêtes, Capital, Enquête exclusive, Grands Reportages, entre autres, parviennent à séduire un large public et, selon les sujets abordés, à susciter des pics d’intérêt significatifs. Cependant, le principal écueil de cette forme de journalisme, et du documentaire en général, réside dans l’influence politique (et commerciale) qui peut sévir à la fois au sein du média et en coulisses. La question fondamentale demeure : pourquoi choisir un tel sujet ? Cette interrogation préalable hante les journalistes avant leur immersion et leur enquête sur un thème donné, mais il est facile d’oublier que les spectateurs doivent également se la poser. C’est dans ce contexte que Vivants, réalisé par Alix Delaporte, laisse un goût d’amertume.

Le récit nous entraîne dans le sillage de Gabrielle (interprétée par Alice Isaaz), une trentenaire qui intègre une émission de reportages renommée. Elle doit rapidement trouver sa place au sein d’une équipe de grands reporters. Malgré le dévouement de Vincent (joué par Roschdy Zem), leur rédacteur en chef, ils se heurtent au quotidien exigeant d’une profession en perpétuelle mutation, confrontés à des ressources de plus en plus limitées, notamment face à l’émergence de nouveaux canaux d’information. Portés par leur passion pour la quête de vérité, leur humour et leur solidarité, ils s’efforceront de retrouver l’enthousiasme de leurs débuts et de se réinventer.

Copyright Pyramide Films

Ce qui conférait à cette exploration un caractère captivant, c’est la rétrospective partielle du parcours de sa réalisatrice. Autrefois journaliste-caméraman pour l’émission Nulle part ailleurs sur Canal+, Alix Delaporte semble vouloir dévoiler, à travers le regard de Gabrielle, une jeune stagiaire à laquelle le spectateur s’identifie, les arcanes du métier. Cette démarche transparaît authentique du début à la fin de Vivants. Dès les premières minutes, un contexte décisionnel de production fascinant se dévoile. Des changements de batteries de caméra dans les couloirs d’un hôpital lors d’une immersion, aux choix de cadrage lors d’une interview, jusqu’au montage final où le rédacteur en chef détermine ce qui doit être retenu ou supprimé parmi le matériel filmé par trois caméras, la frontière entre fiction et documentaire s’amenuise. S’ajoute à cela la manière dont on peut influencer un interlocuteur pour obtenir des informations (comme dans le cas où l’on promet à un policier un reportage centré sur sa profession, alors que ce n’est pas le cas, et même si l’interviewé s’en rend compte quelques minutes plus tard suite à une maladresse de la stagiaire, son témoignage est tout de même utilisé dans le reportage), ainsi que la façon dont les grands groupes de médias sélectionnent les sujets pour maximiser leur audience (par exemple, en mettant en avant l’écologie et le véganisme pour attirer les jeunes), fournir une information plus “saine” et éviter les sujets tels que les conflits internationaux susceptibles de troubler, choquer et détourner la ménagère nationale de sa routine quotidienne : toutes ces subtilités sont intrinsèquement captivantes.

L’amertume s’installe lorsque la fiction, ou peut-être l’histoire authentique de la réalisatrice, prend le pas. Il est regrettable que, en à peine une heure et vingt-trois minutes de métrage, nous soyons entraînés dans une romance – quelque peu maladroite tant elle semble artificielle – entre Gabrielle et Vincent, ainsi que dans les problèmes d’addiction à dissimuler et à résoudre pour leur collègue Kosta (interprété par Jean-Charles Clichet). La cinéaste semble tiraillée entre la volonté de développer un récit ancré dans un univers professionnel qui lui est cher, et un film choral, profondément humain, où chaque personnage doit être suivi. Ainsi, bien qu’elle commence à soulever des questions pertinentes, elle n’a pas le temps de les explorer pleinement pour nous emporter et nous convaincre.

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À l’instar du journal Complément d’Enquête, où chaque reportage est suivi d’un débat en plateau entre un journaliste et un intervenant (souvent opposés politiquement), un procédé qui permet une confrontation de points de vue souvent enrichissante pour que chaque segment du public puisse s’identifier à la conversation, et surtout pour que l’un des deux camps politiques puisse se démarquer avec des faits, des confrontations et des répliques cinglantes – une source immédiate de buzz sur les réseaux sociaux. Dans le film, Kosta, avec un franc-parler irréprochable et une connaissance totale des besoins des hôpitaux (acquise lors d’une immersion de plusieurs jours), défend l’idée qu’il est crucial d’aider le domaine médical, car les budgets, et donc les besoins matériels ainsi que les infrastructures, se trouvent dans un état déplorable. Une partie de ce débat est mise en avant par le rédacteur en chef, au point de demander un gros plan sur l’opposition balbutiante, une décision qui lui attire quelques critiques de la part de la chaîne. Mais pourquoi ? Quelle est la portée de ce message ? Bien que l’on ne puisse douter qu’il s’agit d’une question de partenariat, d’actionnariat ou peut-être de mécontentement gouvernemental, cela n’est jamais exploré au-delà du simple constat, car comme “le temps nous manque”, il faut aborder le cas de Damien (interprété par Vincent Elbaz), parti sur le terrain d’un pays en proie à la guerre pour un reportage, et qui se retrouve blessé après l’assaut d’une école par des assaillants. Quel impact cette blessure aura-t-elle sur la chaîne ? Nous ne le saurons pas. La seule question que le scénario aborde à minima est : devons-nous montrer ces images de l’assaut et de la violence, ou devons-nous les censurer ? Cette interrogation est soulevée par l’équipe éditoriale. Malheureusement, nous n’aurons aucune réponse.

Vivants se présente comme un constat, une succession de problématiques qui trouvent tout au plus un début de réponse. Le film néglige de prendre le temps de développer ce qui, en tant que spectateurs, nous passionne réellement, pour nous entraîner dans une relation amoureuse prévisible et sans saveur. À l’image de cette scène de reportage lors d’un défilé de mode, où Alix Delaporte évince les journalistes professionnels pour mettre en avant la belle et douce Gabrielle, littéralement sous les projecteurs, sur fond de musique techno et de lumières néons. Serait-ce un égocentrisme déplacé ? Peut-être un tantinet – surtout lorsque l’un des derniers plans nous offre un gros plan sur les yeux bleus d’Alice Isaaz, fière de filmer une girafe après un acte d’escalade quasi-héroïque. En tout cas, là où le spectateur devrait se questionner sur la sélection et la pertinence des sujets abordés dans les reportages, à la fin de ce long-métrage, c’est plutôt le “pourquoi tout cela, pour cela ?” qui nous taraude.

Vivants d’Alix Delaporte, 1h23, avec Alice Isaaz, Roschdy Zem, Vincent Elbaz – Au cinéma le 14 février 2024

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