Encore aujourd’hui, les femmes sont régulièrement exposées aux risques de comportements problématiques masculins. À tout moment, même lorsque nous souhaitons rentrer de soirée avec l’homme qui, aux premiers abords, semblait être le parfait gentleman, nous ne sommes pas en sécurité. C’est l’histoire que Delphine Girard a mise en scène dans son court-métrage Une Soeur en 2018, et qu’elle a élargi quatre ans plus tard dans son premier long-métrage Quitter la nuit.
Le film débute sur une longue séquence riche en tension : dans une voiture, Aly (Selma Alaoui) fait croire à Dary (Guillaume Duhesme), le conducteur, qu’elle appelle sa sœur. En réalité, elle appelle la police. Au bout du fil, Anna (Veerle Baetens) tente tant bien que mal de la tirer de cette situation qui devient de plus en plus inquiétante. Le montage alterne donc entre les deux points de vue : d’une part, l’opératrice essaie de localiser et d’envoyer de l’aide à la victime ; d’autre part, les deux automobilistes sont filmés de dos dans un huis clos étouffant. Ce point de vue limité nous plonge davantage dans la tête d’Anna plutôt que celle d’Aly. En effet, à ce stade, nous n’avons pas plus d’informations qu’elle sur ce qui se passe réellement : nous ne voyons pas les visages des protagonistes, nous ne savons pas ce qu’il s’est passé réellement, nous apprenons les informations simultanément à Anna. D’autant plus, nous découvrons les traits d’Aly qu’à partir du moment où elle se fait entendre par les policiers sur la nuit qu’elle vient de passer. Les gros plans serrés dans l’obscurité du véhicule deviennent des plans taille plus épurés en laissant davantage d’espace aux personnages. En passant de son court-métrage limité à la scène dans le véhicule à ce long-métrage qui s’intéresse à « l’après », Delphine Girard quitte littéralement la nuit pour s’intéresser aux conséquences de ce drame, aussi bien pour les victimes (directes et collatérales) que pour le bourreau.
Du côté des victimes, Aly devra dans un premier temps faire face aux enquêteurs et leur manque d’empathie flagrant. Plusieurs répliques sonnent comme de véritables coups de poings accompagnés d’un ton froid et impassible : « lui avez-vous demandé d’arrêter ? », « Pouvons-nous nous concentrer sur ce qui a vraiment eu lieu et non ce que vous auriez pu imaginer ? » Le film prend de façon évidente le parti pris de la victime en soutenant le point de vue d’Aly. Tout au long de Quitter la nuit, nous assistons à la brutalité du “retour à la vie ordinaire”. Cela passe par l’insensibilité des policiers comme évoqué précédemment, mais également par la culpabilisation de cette femme (“c’est elle qui a commencé à m’envoyer des photos sexy” ; “porte plainte, et si ça arrivait à d’autres femmes sinon ?”). De plus, Aly est plongée dans une phase de déni et minimise ce qui lui est arrivé, schéma classique chez les victimes traumatisées. Cerise sur le gâteau, elle devra subir la violence symbolique des hommes de son entourage, à commencer par son ex-compagnon (Gringe / Guillaume Tranchant) qui, ne comprenant pas son nouveau comportement, en profite pour déverser sa frustration sur elle.
Du côté du bourreau, le film se concentre également sur Dary et sa remise en question. D’abord en colère et dans l’incompréhension, il entame une quête introspective pour essayer de comprendre. Le jeune homme est présenté comme une personne sympathique, aimante, rigolote, ce qui peut être à double tranchant. D’une part, ce choix démontre que l’agresseur peut être n’importe qui : un ami, un membre de notre famille, un voisin. D’autre part, le scénario met en évidence une prise de conscience du tortionnaire, qui n’arrive que très rarement dans la réalité. Bon nombre d’agresseurs n’ont souvent pas conscience de leurs actes, ou n’éprouvent aucun remords. Le long-métrage offre une sorte de rédemption au personnage de Dary, avant que celui-ci, bien qu’il reconnaisse ses actes, soit complètement évincé et ait eu ce qu’il méritait. Ainsi, Quitter la nuit joue sur cette ambiguïté : si d’un côté le personnage peut susciter la compassion, il ne cesse de rappeler sa culpabilité au spectateur à l’aide des flash-back qui confirment sa responsabilité.
Entre les deux, Anna joue un rôle crucial. L’opératrice est embarquée malgré elle dans cette histoire. À défaut de quitter la nuit, la nuit ne quittera pas le personnage de Veerle Baetens, actrice belge reconnue qui a d’ailleurs récemment réalisé son premier film Débâcle. Anna ne cesse de se remémorer cet appel, sans jamais arriver à passer outre. Le personnage est d’ailleurs souvent filmé de dos, le cadre coupé en dessous de ses épaules, ce qui traduit parfaitement le fait qu’elle porte le poids de cette affaire sur ces dernières. Encore deux ans après, elle ressent le besoin de rencontrer cette jeune femme qui a, par cet appel passé cette nuit-là, lié leurs deux âmes à jamais. Delphine Girard nous conte ici l’histoire d’une sororité forte, d’une entraide féminine persistante bien que les deux femmes ne se soient encore jamais rencontrées.
Quitter la nuit explore trois lignes de vie différentes mais profondément liées grâce à un casting solide, investiguant de nombreux aspects et conséquences d’une agression en seulement une centaine de minutes. Il s’agit d’un film politique qui prend le parti de toujours croire aux victimes, démontrant que les conséquences d’une agression sont bien plus ancrées et dévastatrices que chaque protagoniste ne voudrait le croire. Girard tente de nous prouver que, même si une phase de confrontation et de souffrance est nécessaire, la vie continue néanmoins d’avancer et que de plus beaux événements nous attendent.
Quitter la nuit de Delphine Girard, 1h42, avec Selma Alaoui, Veerle Baetens et Guillaume Duhesme – Au cinéma le 10 avril 2024
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Cécile Forbras7/10 Bien