Pedro Almodóvar est un maître incontestable du drame, ce n’est pas nouveau, on le sait. Qu’il s’agisse du lien parental comme des épreuves de vie les plus difficiles (deuil, séparation), son cinéma s’intéresse aux changements physiques comme psychologiques de l’individu sur les traversées de son temps. Madres paralelas ne déroge pas au style du cinéaste, conciliant ses obsessions les plus anciennes, entre désir de devenir mère et inconfort de l’être, identités sexuelles, avec une thématique majeure que l’on retrouve de manière récurrente dans ses derniers films : le souvenir. En partant de ce récit où l’on suivra deux femmes accouchant dans une même chambre d’hôpital, tombées toutes les deux enceintes par accident, une révélation bouleversera Janis (Penélope Cruz), elle ne serait pas la mère biologique de son bébé. L’occasion pour Pedro Almodóvar de ressusciter une question universelle, rappelant le Tel père, Tel Fils d’Hirokazu Kore-eda, qu’est-ce qu’être parent ?
Le film débute et finit par un générique entrecoupé de photos que l’on prend sur des objets de modes, comme des personnes, un métier exercé à la fois par la jeune femme incarnée par Cruz et son père décédé. Particulièrement investie dans la mémoire nationale de son pays, souhaitant retrouver son père sous la terre, Janis exerce la photographie comme pour capturer le présent, et le sublimer. A la manière de son réalisateur, l’art est évoqué dans le long-métrage sous une belle mise en abîme, une essence inlassablement effective où l’on puisse se réfugier pour exprimer ce que l’on n’ose pas montrer en surface. Et pourtant, lorsqu’elle rencontre Arturo (Israel Elejalde), elle ne s’attend pas à rencontrer un futur enfant, à la fois surprise et inquiète. De la même manière, la mère d’Ana (Aitana Sanchez-Gijon) travaille comme actrice, comme pour exprimer librement ce qu’elle n’a pu faire pendant toutes ses années de vie, la douleur de la mère à laquelle on a forcé la naissance d’un enfant, ensuite oubliée, répudiée et salie.
Comme pour Todo sobre mi madre du même cinéaste, l’enfant est une créature que la mère chérit dans le film, avec laquelle elle souhaite entrer en symbiose, comme pour mieux se retrouver et ne pas se perdre. En l’espace d’un seul personnage incarné par Milena Smit, celui d’Ana pose un regard admirable sur la condition de la mère. L’une semblant être vouée à le devenir (Janis), l’autre se sentant comme irresponsable (Ana), Almodóvar bouleversera ce pré-statut tel qu’envisagé par les deux personnages par un ressort scénaristique, l’échange de bébés à la maternité. Au fond, et c’est là que le film touche par sa simplicité thématique, la mère, indépendamment de l’âge ou de la filiation biologique, est celle qui prend l’enfant dans ses bras. On ne reviendra pas sur l’épilogue, lourd de sens, mais tout est dit. Les moments passés avec l’enfant sont déjà gravés dans mémoire encore immature du bébé, comme ceux du présent de Cruz avec son père qu’elle ne connait que très peu, comme un proche que l’on continuera à chérir malgré l’absence de lien de parenté initial.
Le regard sur une parenté perturbée donc, mais également au sentiment de vouloir (ou pas) devenir mère. Ana, comme sa mère, n’est pas vraiment enthousiaste à l’idée de porter un enfant, ne se sentant pas capable de l’élever comme de faire honte à sa famille. L’instinct maternel se révélera pour la jeune femme sur le long-métrage, prenant acte de ses responsabilités en tant que mère, comme d’adulte. Finalement, si Janis décide de ne pas révéler la terrible révélation, compromettante tant pour elle que pour le père et son amie, c’est pour se protéger de la perte de l’enfant, qu’elle considérait comme fille mais également pour ne pas se retrouver seule. Almodóvar complète un propos récurrent dans son cinéma, devenir mère ne devrait pas être synonyme de dépendance par le mariage en devenant femme, ni par l’enfant en devenant parent, mais libre de toute condition. Il est seulement en acceptant ses responsabilités envers l’enfant comme la condition de la vie, que la femme puisse enfin s’en détacher. Devenir mère, être présent pour l’enfant, et l’écouter, mais s’écouter instinctivement également. Janis est la mère d’Ana, comme Ana celle de Janis.
Des mères parallèles, aux enfants échangés, aux parents effacés qu’elles n’ont que très peu connue, et qui se prendront d’amour avant de faire paix avec la vie. Arturo décidera de divorcer avec sa femme, se consacrant à l’enfant qu’il n’a pu assumer, la parenté chez Almodóvar dépasse les codes normatifs institués. Un parent grandit, en même temps que son enfant. La mise en scène du réalisateur espagnol est sublime bien entendu, à la fois fluide et précise dans les cadres, se rapprochant des visages pour en souligner les plus belles expressions des actrices. Plusieurs scènes du film se clôturent d’ailleurs sur une porte que l’on referme et fondu au noir, rejoignant l’ellipse narrative rencontrée tout au long du film. Un claquement de porte comme celui d’un appareil photo, mettant fin à un instant, en le sauvegardant dans une mémoire humaine et digitale. La mémoire de l’autre est un motif qui a toujours été présent dans la filmographie du cinéaste espagnol, il ne suffit que de regarder Volver ou Dolor y Gloria pour le constater. Dans Madres Paralelas, elle est envisagée comme un devoir national tant pour l’histoire d’une patrie que le confort psychologique de l’individu. Revenir vers le passé, comme l’envisage Janis contrairement à Ana, est nécessaire pour se libérer de ses maux intérieurs. Les deux mères se complètent en ce sens, l’une prenant peur du futur, l’autre ne souhaitant pas revoir l’autrefois. L’utilisation des couleurs, par la direction artistique d’Antxón Gómez et les vêtements des femmes, promet les émotions les plus chaleureuses, comme autre moyen de se protéger de la douleur qui consume les deux êtres. Almodovar ne passera que très peu de temps à filmer ces femmes dans la douleur à l’accouchement, l’une dans la souffrance et l’autre la joie, une situation progressivement inversée entre elles.
Le thème musical d’Alberto Iglesias renvoie à la douce surprise par ses multiples accents mélodiques intermittents, où la basse finit par prendre le dessus en cours de morceau, avant de disparaître à nouveau pour laisser place à une note continue au violon. C’est à la fois le morceau d’un périple artistique, longuement travaillé pour atteindre la perfection formelle, comme celui du devoir de mémoire historique nécessitant préparation, et de construction de vie. Soit tant de parcours semés d’embûches, laissant douleur et chagrin, mais jamais perte d’espoir.
Le cinéma d’Almodóvar est un condensé de passion, à la fois amoureuse et artistique. Aimer l’autre comme une œuvre d’art, en devenant mère. Le lait du sein de la mère, comme la larme de l’œil, pour donner, et se redonner vie.
Madres paralelas de Pedro Almodóvar, 2h03, avec Penélope Cruz, Milena Smit, Israel Elejalde – Au cinéma le 01 décembre 2021.