L’été dernier est le dernier film de Catherine Breillat, présenté en sélection officielle au dernier festival de Cannes. Son titre résonne au passé, comme une séquence définitivement fermée que l’on aurait rouverte. Il est aussi emprunt d’une certaine évanescence poétique qui rendrait compte d’un souvenir ; d’une réminiscence aux contours flous et insaisissables. D’ailleurs, si le film est solaire, sa photographie dépose un voile blanchâtre sur l’image qui contribue à la fois à donner un aspect laiteux, opaque, mais aussi un aspect cotonneux qui évoque un réconfort. Pourtant, le souvenir est douloureux puisque le film raconte la vie d’une famille bourgeoise recomposée : Anne (Léa Drucker) et Pierre (Olivier Rabourdin) qui ont deux filles adoptées. Lui, est dirigeant d’une grande entreprise. Elle, est avocate pour mineurs. Dans leur quotidien ordonné et feutré, surgit le premier fils de Pierre : Théo (Samuel Kircher), éphèbe issu d’un premier mariage dont la présence va venir dérégler l’harmonie du ménage.
En effet, ce surgissement provoque dans un premier temps un désordre matériel : ses affaires traînent dans le salon et il est à l’origine d’un cambriolage qui détruit et retourne les meubles de la maison. Puis, survient un désordre psychique. Anne et Théo se mettent à se rapprocher. Leur relation prend rapidement des allures de flirt. Notamment quand ils décident de quitter une soirée ennuyeuse pour partager quelques bières au comptoir d’un bar. La parole se délie, les sourires se dessinent, les regards vitreux deviennent profonds. Breillat s’applique à filmer ces visages en très gros plans afin de capter les mimiques qui trahissent un désir dévorant. Mais, il s’agit aussi de signifier qu’il n’existe plus qu’eux ; dans le cadre et donc dans l’instant. Cela contribue également à un certain étouffement tant la profondeur de champ est réduite à peau de chagrin. A ce titre, nous nous retrouvons gagnés par le malaise à chacune de leurs interactions. Lorsque vient l’acte charnel, Breillat ne détourne pas sa caméra et continue de filmer frontalement, dans la durée, ces visages. Dans un élan expressionniste, Anne, dans une posture extatique, jouit. Soudain, le vide. Les sons disparaissent jusqu’à un silence absolu. Reste Anne, baignée dans la lumière profitant de la petite mort.
Cela dit, cette relation simili-incestueuse n’est jamais excusée. Au contraire, elle est toujours interrogée, exemplairement de par le métier qu’exerce Anne qui consiste à protéger les enfants de l’emprise toxique (abus physique et/ou sexuel) de leurs parents. Elle exerce d’ailleurs consciencieusement. Elle suit ses dossiers et rend une visite impromptue au domicile d’une adolescente dont elle soupçonne le père d’abuser de sa fille. Celle-ci viendra même la remercier personnellement en lui offrant un bouquet de fleurs. Ce décalage accentue l’effet de malaise. D’autant plus, qu’elle embrasse pleinement la relation qu’elle entretien avec son beau-fils sans jamais réellement se remettre en question. Elle vit plutôt bien cette fréquentation jusqu’au moment où Théo décide (pour des raisons qui échappent au spectateur) de tout avouer à son père. Dès lors, elle s’en défend et insulte son mari qui a osé croire son « monstre de fils ».
Le film prend alors une tournure différente et décide de dynamiter de l’intérieur cette famille bourgeoise immaculée et propre sur elle – Anne est d’ailleurs toujours habillée en blanc, couleur de la pureté et de l’innocence. A la suite du témoignage (véridique) de son fils, le mari décide de croire sa femme. C’est bien une décision qu’il prend, puisque ce n’est pas tant qu’il croit sa femme (il s’en méfie au contraire), mais il décide de la croire pour sauver son mariage et sa famille. Il décide de sauver les apparences. Breillat expose une certaine bourgeoisie où tout est enfoui, gardé, jeté sous le tapis. Leur harmonie, dont ils se gargarisent, est dévoilée comme une harmonie de façade. Le vernis s’écaille. Et le retour à une vie normale singée lors d’une scène de Noël où les cadeaux pleuvent, accentue encore plus la violence de l’invisibilisation de Théo et de son témoignage.
Aussi, ce qui achève de rendre le film de Breillat passionnant et fascinant, c’est cette séquence de fin dans laquelle, de nuit, Théo revient éméché à la maison familiale. Son agitation réveille Anne qui vient lui ouvrir tandis que son mari dort toujours. Théo, toujours amoureux (ou croit-il l’être ?), lui fait des avances. Et là, bien que Théo ait décidé d’arrêter les poursuites pénales à la suite d’un accord juridique, bien qu’elle soit tirée de cette affaire sordide, elle s’abandonne dans l’abîme de son désir. La peur du vertige l’empêche de résister, pire, la force à s’y jeter. Impossible de lutter contre son désir (son amour ?) qui la consume donc elle s’y engage toute entière. Toute rationalité s’en est allée et il y a quelque chose de mortifère dans cet acte qui nous évoque quelques vers de Bataille :
je désire mourir de toi
je voudrais m’anéantir
dans tes caprices malades
Enfin, Anne revient dans le lit conjugal et dans un fondu au noir caravagesque, seule une dernière chose scintille : la bague du marié, inexorablement absorbée, elle aussi, par l’obscurité. Soudain, le vide. Mais il ne s’agit plus de la petite mort. Non, celle-là est grande, c’est celle de la famille.
L’été dernier de Catherine Breillat, 1h44, avec Léa Drucker, Olivier Rabourdin, Samuel Kircher – Au cinéma le 13 septembre 2023