[CRITIQUE] La Zone d’Intérêt – Ne pas oublier

Les œuvres cinématographiques sur la Seconde Guerre Mondiale ne manquent pas, y compris celles regardant la Shoah. Jonathan Glazer s’est affirmé en tutoyant les récits où l’incompréhension règne entre les individus, certains en marge d’autres groupes sociaux. La Zone d’Intérêt reprend le roman de Martin Amis, où la famille d’un commandant de la SS vit paisiblement à côté du camp d’Auschwitz. Leur vie semble ne jamais être aussi active que la nuit, alors que l’horreur se confond dans le ciel. Employer le singulier convient bien au long-métrage, le réalisateur mettant en scène des marionnettes dans un décor préfabriqué. Deux entités, l’une qui entre dans la zone d’intérêt et l’autre qui y est étrangère. C’est au spectateur de percevoir l’élément caché, troublant l’image d’une atmosphère modèle et bien malsaine.

Copyright Leonine

L’utilisation des plans fixes et des travellings latéraux a une importance fondamentale dans le dispositif employé par le cinéaste, figeant des corps sans âme réagissant par le mouvement du vide. Dans la répétition de cette recherche formelle et théorique, c’est un refus très clair de verser dans l’abjection qui se manifeste. Il n’y pas de volonté d’humaniser ses personnages, ni de les rendre fondamentalement passionnants, il faut aller jusqu’à représenter les moindres détails de leur routine. Alors que la jeune fille revient de sa quête secrète et interdite, le couple s’endort. Lits séparés, encore par une cassure, dans une chambre bien modelée. La Zone d’Intérêt trouverait sa limite dans le perfectionnisme dont Glazer fait preuve sur chaque plan filmé au jour, la composition des cadres au millimètre rappelant indéniablement les prises de vue d’un certain Stanley Kubrick. De la même manière que lui, il enferme au premier plan des hommes dans un champ restreint alors que le fond suggère davantage. Tout est symétrique, ordonné, rangé sur des lignes de cadres.

Survient alors l’expérimentation, disons le doute. Tout s’éclaire dans l’obscurité, en vision nocturne ou non. La nuit, l’officier revient chez lui en retard après une faveur indiscrète dans son bureau. En parallèle, une résistance s’occasionne dans les coulisses des camps et certains réagissent différemment à la perception du nuage de cendres. Le mécanisme formel se brise ainsi par bribes, car tout ne semble plus si évident aux yeux des acteurs agissant dans la zone d’intérêt. Leur confiance qui les anime s’amenuise, alors que le signal sonore du camp se répète en continu. Glazer distancie clairement son spectateur des collaborateurs et des atrocités en permanence, et les gros plans sont ramenés à des fleurs, des pieds, aperçus furtivement. Des détails non pris en compte par les autres, mais bien par le spectateur.

Copyright Leonine

L’ouverture sur fond noir laisse entendre un bruit mécanique, le champ des oiseaux. L’obscurité est totale, et tout est laissé à l’interprétation. Il en sera de même pour la scène conclusive. Que reste-t-il de ce lieu, de ces bruits sourds ? Le criminel de guerre peut être pris de remord pendant un bref instant, il n’en a pas su la moindre chose toutefois. Reprenant sa marche, il pensait encore au calcul, à exterminer des Juifs de manière la plus efficiente. Le bouclement du cycle de l’obscurité n’est que temporaire, dit le metteur en scène, car il y a tant à réfléchir encore. Le désarçonnement du spectateur se poursuit par l’élément étranger qui n’est pas matérialisé. Au musée, l’incompréhension subsiste encore.

Le mixage son est exceptionnel et participe énormément à l’effroi ressenti alors même que ce qui est montré à l’écran relève de tâches quotidiennes. Les acteurs sont d’ailleurs brillants, notamment sur un jeu à contre-emploi où Christian Friedel et Sandra Hüller excellent. Cela étant, ces qualités ne versent jamais dans la gratuité. Il est nécessaire de le souligner car il s’agit d’une approche de déconstruction, progressant après jours et semaines. Glazer donne davantage d’amplitude aux structures construites qu’aux personnages, dépendantes des hommes et du temps. Le film rend finalement compte d’une maîtrise transparente des nazis sur ce qu’ils construisent, élaborent, s’évaporant par une décision du supérieur à tout moment.

Il n’y a pas d’immersion dans la Zone d’Intérêt, seulement de la distance souvent permise par le hors-champ. Il en fallait pour retranscrire la cruauté, puis l’invisible derrière l’obstacle visuel. Être humain pour revoir l’injustice et les victimes du génocide. De notre devoir de s’en souvenir sans qu’il y ait besoin de l’expliciter.

La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer, 1h45, avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Kartaus – Au cinéma le 31 janvier

8/10
Note de l'équipe
  • William Carlier
    10/10 This Is Cinema
    La Zone d'Intérêt ou un geste de cinéma à garder en mémoire, s'ouvrant sur écran noir. Glazer invite à ouvrir les yeux sur le paradis du mal, à la routine mécanique. L'invisible se dévoile pourtant, dans le rejet du plus grand nombre. Une leçon de mise en scène qui lui a valu un Grand Prix à Cannes.
  • Cécile Forbras
    8/10 Magnifique
  • Vincent Pelisse
    8/10 Magnifique
  • Enzo Durand
    4/10 Passable
  • JACK
    8/10 Magnifique
    Tenu en hors-champ, le contexte est si effroyable qu'il laisse des traces dans le quotidien paisible des personnages, concernés par leur petit confort et uniquement. Avec La Zone d'intérêt, Jonathan Glazer mène une nouvelle expérimentation glaçante, d'une tranquillité insoutenable.
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