[CRITIQUE] La Mère de Tous Les Mensonges – Souvenirs en carton-pâte

Casablanca, juin 1981. De nombreux marocain·es descendent dans les rues de la capitale afin de protester contre la hausse soudaine du prix des produits de première nécessité. Appelée par la suite la “Révolte du pain”, la grève générale se transforme rapidement en une puissante émeute qui sera très violemment réprimée par l’armée nationale, faisant de nombreuses victimes dont la dépouille ne sera, pour la plupart, pas retrouvée. Dans la famille El Moudir, quiconque osera évoquer cet événement traumatisant de l’histoire marocaine se verra foudroyer du regard accablant de la grand-mère. Dans son documentaire qui a remporté le prix “Un Certain Regard” au dernier Festival de Cannes, la jeune cinéaste Asmae El Moudir utilise des maquettes représentant son quartier d’enfance afin de se confronter à sa propre histoire et d’éclairer tous les secrets et non-dits familiaux.

La Mère de Tous Les Mensonges s’inscrit dans le prolongement d’une tendance postmoderne du cinéma documentaire. Pour résumer rapidement, ce mouvement vient d’un constat des années 60 où l’on se rend compte que le cinéma ne peut pas donner une représentation fidèle du réel, mais qu’un film est toujours influencé par la subjectivité de l’artiste et de son point de vue. Bon nombre d’auteur·rices décident de trouver des alternatives de mise en scène qui permettent malgré tout de représenter leur vision d’un réel. A l’instar du travail de Ari Folman dans son documentaire d’animation Valse avec Bachir retraçant le massacre de Sabra et Chatila, El Moudir ne dispose d’aucune image de la Révolte du Pain. Tous les deux se contentent de retracer leur histoire personnelle, mais aussi nationale, à travers des images hyper-subjectives ; le dessin animé pour l’un, les maquettes et figurines en argile pour l’autre. Mais contrairement au réalisateur, la cinéaste ne peut pas compter sur les témoignages de ses proches, les événements étant devenus un véritable tabou familial.

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Cette absence “d’images-preuves” vient de l’interdiction imposée par la grand-mère dictatoriale de prendre des photos ou d’en disposer sous son toit. Pour tenter de se délivrer des interdits, cette dernière, mais également le père, la mère, et certains voisins, se confinent ensemble dans l’atelier où travaillent ensemble le paternel et sa fille. Ainsi protégés par ce lieu neutre, chacun·e peut se laisser aller au jeu des souvenirs et à une libération progressive de la parole sous la caméra légère de Asmae. L’autrice évoque cette volonté dès les premières minutes de son documentaire, en voix-off : “Après des années de silence, mon père et moi avons créé cet endroit pour libérer nos souvenirs au détail près. Un endroit pour ceux qui ont peur de parler. Un endroit où l’inexistant peut prendre vie. Un endroit où l’indicible peut être dit”. La photographie étant proscrite dans le foyer, El Moudir se contente d’explorer les souvenirs de sa famille en utilisant les figurines et maquettes comme vecteur de communication. La matière permet en effet de prendre à la fois une certaine distance, mais aussi aux ressouvenances de prendre vie via les manipulations de chaque personne. Ainsi, les souvenirs circulent d’une âme à l’autre par l’utilisation de chaque petite poupée et de chaque maquette. Ce processus permet donc à tous·tes de libérer ses émotions et secrets, et de les partager au reste du groupe.

Mais l’utilisation de l’argile ne s’arrête pas là : cela permet également à la jeune réalisatrice marocaine de se plonger dans l’histoire de son pays, histoire maudite et d’une tristesse infinie. Comme pour le massacre de Sabra et Chatila, il ne reste qu’un seul et unique document visuel de la répression violente militaire de Casablanca en 1981. Asmae El Moudir l’intègre d’ailleurs littéralement au milieu de son documentaire, avant de directement revenir sur ses maquettes. L’insertion de cette photo permet en quelque sorte de requalifier toutes les autres. En la voyant, nous nous rendons compte que ce qui est décrit à travers les maquettes a véritablement existé, et cela permet de ré-interroger tout ce que nous venons de voir à travers la reconstitution en modélisme. La puissance de la photographie crée un choc esthétique, une prise de conscience de la gravité des faits. Les maquettes permettent de remplir les événements lacunaires encadrant le contexte de la photo et éclairant sur l’injustice et l’immoralité subie par le peuple marocain.

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Si le dispositif choisi est une idée originale et bien pensée pour le propos défendu par la réalisatrice, le film tend toutefois à être plutôt confus et à tourner en rond. La documentaire brasse parfois trop d’éléments et manque de clarté par moments. En sur-multipliant les différentes histoires individuelles, le documentaire prend le risque de perdre son spectateur. El Moudir aurait peut-être dû limiter le nombre d’intervenant.es récurrent.es afin de proposer un développement davantage intelligible et lisible.

Avec La Mère de Tous Les Mensonges, la réalisatrice Asmae El Moudir présente au public une proposition très intéressante au niveau de la forme de son documentaire. Cependant, à force de vouloir trop s’éparpiller, le contenu frôle l’incompréhension et passe à côté d’une profondeur qui aurait été importante à explorer. Le film reste tout de même une jolie découverte esthétique digne d’attirer l’intérêt du public.

La Mère de Tous Les Mensonges de Asmae El Moudir, 1h37 – Au cinéma le 28 février 2024

6/10
Note de l'équipe
  • Cécile Forbras
    6/10 Satisfaisant
  • Louan Nivesse
    6/10 Satisfaisant
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