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[CRITIQUE] En décalage – Une ambition à l’avance

Le second opus cinématographique du réalisateur Juanjo Giménez, précédemment nominé aux Oscars pour son court métrage Timecode en 2016, se dévoile deux décennies après son premier film, Tilt, confirmant ainsi le talent éminent et la créativité de Giménez en tant que cinéaste. Bien que la cohérence totale de son drame agnostique, En décalage, puisse parfois chanceler, son audace artistique saura captiver les spectateurs avertis.

Une femme énigmatique, simplement désignée sous le nom de « C » (Marta Nieto), œuvre en tant que mixeuse sonore et conceptrice de bruitages dans un centre de post-production. Cependant, sa vie, qu’elle soit professionnelle ou personnelle, bascule lorsque son ouïe prend peu à peu le pas sur sa vision, la plongeant littéralement dans une désynchronisation sensorielle. Tandis que C tente d’appréhender sa condition, se demandant s’il s’agit d’un dysfonctionnement neurologique ou d’une sinistre énigme, elle se rend compte que son audition se désynchronise davantage, la contraignant à lutter pour trouver sa place dans un monde d’ambiguïté sensorielle. L’allégorie principale du film de Giménez est transparente : les troubles auditifs de C reflètent métaphoriquement sa propre désynchronisation existentielle. Délaissant son compagnon, expulsée de son logement, entretenant une relation tumultueuse avec sa mère, portant le fardeau de la disparition de son père, et confrontée à des problèmes de santé mentale latents, la dissonance personnelle de C devient manifeste à mesure que la cohérence audiovisuelle de son existence se dissipe inexorablement.

Il est indéniable que l’idée explorée par le film est novatrice, et Giménez la mène à bien avec ingéniosité, malgré quelques faux pas. Son aptitude à dépeindre les tourments mentaux engendrés par une telle condition est particulièrement saisissante. Le spectateur est plongé dans l’angoisse en observant les battements décalés du cœur et la respiration de C, une sensation qui se transforme en une terrifiante introspection existentielle lorsque, dès le début du film, elle est renversée par une voiture, captant l’approche du moteur et l’impact quelques instants plus tard. Conscients du malaise que cela pourrait susciter chez le public, les réalisateurs ne partagent pas systématiquement le point de vue auditif de C, mais nous sensibilisent à son expérience de plus en plus perturbante et étrange. C utilise souvent ses mains pour applaudir, tel un claquement de clap, soulignant ainsi le fossé grandissant entre sa perception visuelle et auditive.

La désynchronisation rend bientôt la communication verbale de C presque impossible, la poussant à cesser totalement de parler à un moment donné, précipitant ainsi une dépression dévastatrice. Pourtant, Giménez maintient la nature fluide et captivante du phénomène, amenant C à réaliser qu’elle perçoit des sons différés, provenant d’espaces qu’elle n’a pas occupés, et à en tirer profit pour écouter des conversations privées rétrospectivement. Au fur et à mesure que C enquête sur sa condition, les sous-entendus troublants et parfois exaltants se multiplient, approfondissant le mystère. Un bref moment de légèreté survient lorsque C utilise sa désynchronisation pour écouter de la musique sans écouteurs, et une romance tendre avec un collègue, Ivan (Miki Esparbé), semble presque esquisser une toute autre direction pour le film.

Il convient de reconnaître que la logique interne du récit est parfois fragile, exigeant que le spectateur s’abandonne à l’expérience pour appréhender la complexité des facultés de C. Bien que cela puisse entacher l’expérience, le scénario de Giménez, accompagné de son co-auteur Pere Altimira, offre un regard perspicace sur la conception sonore au cinéma. Tout comme dans le brillant « Memoria », l’amour pour l’art subtil du mixage sonore et des bruitages transparaît, éléments essentiels sans lesquels le concept aurait été difficile à vendre. Aucun film portant sur la conception sonore ne peut réussir sans une maîtrise sonore intelligente. Le mixage expérimental de En décalage sera inévitablement comparé à Sound of Metal, mais les troubles de synchronisation du protagoniste sont montés de manière à produire un effet déconcertant, parfois comique. Lors d’une rencontre avec un groupe de personnes, par exemple, le décalage est si prononcé que la voix d’une femme à qui C a précédemment parlé se superpose à l’interlocuteur masculin actuel.

Les tourments de C ne se limitent pas à la désynchronisation ; elle est également parfois affligée d’acouphènes, un détail sonore seulement occasionnellement partagé avec le public. Dans l’ensemble, le mixage sonore dynamique mérite d’être apprécié sur un système audio de qualité, mais il ne convient pas pour tester la performance d’un système audio. Au-delà de son mystère captivant et de sa prouesse technique, le film se distingue également par la performance exceptionnelle de Marta Nieto. Elle livre une interprétation remarquable dans un rôle exigeant, nécessitant des qualités peu communes chez un acteur. Elle parvient à transmettre avec efficacité le tumulte intérieur et la frustration croissante de C face à sa désynchronisation sensorielle. Malgré ses lacunes conceptuelles et sa logique interne vacillante, la réalisation créative de En décalage, son approche novatrice de la conception sonore et la performance remarquable de son actrice principale permettent au film de fonctionner, dans une large mesure.

En décalage de Juanjo Giménez Peña, 1h44, avec Marta Nieto, Miki Esparbé, Fran Lareu – Au cinéma le 3 août 2022