À entendre les deux actrices parler d’elles, il n’y a que de la haine éprouvée. Bette Davis et Joan Crawford incarne deux sœurs dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, souvent considéré comme un film d’horreur à part entière. Sortie en 1962, l’œuvre de Robert Aldrich explore après Ève… (1950) et quelques films sur le sujet, la douleur vécue au quotidien par une célébrité vieillissante, rongée par la jalousie et le désespoir. Populaire dans l’industrie du cinéma muet, Jane – Baby Jane – de son surnom (Bette Davis) projette tous les regards sur elle, alors que sa sœur Blanche (Joan Crawford) reste dans l’ombre. Quand les rôles s’inversent dans les années 30, Blanche est handicapée à vie après un accident. C’est au tour de Jane de mener la danse, de la soigner à la maison ou pas…
Aldrich explore la névrose de la figure féminine en décuplant les points de vue, suivant à la fois le comportement inquiétant de Jane et celui de l’autre sœur recluse dans sa chambre. Sans tout dévoiler des intentions de ses personnages, le réalisateur garde le suspense sur les tenants et aboutissants de la manœuvre sadique orchestrée par Jane pour rendre Blanche malade. Sur un noir et blanc fouillé, les actrices composent leurs interprétations avec une facilité déconcertante, bien aidées par leur relation tumultueuse. Dès l’introduction, l’effervescence professionnelle et émotionnelle de Jane ne bénéficie pas d’un traitement frontal, filmée de loin dans les coulisses. Le malaise se distille davantage dans la scène suivante, où Blanche est devenue paralysée sans que l’on puisse voir s’il y a un coupable. Cette recherche du doute constant, qui habite à la fois l’atmosphère du film et ce que ressentent les deux femmes, participe à l’ampleur de la tragédie familiale. Le rêve américain est détruit, et il n’y a pas une once d’amour qui s’exprime dans la parenté présentée en amont.
Les scénaristes Henry Farrell et Lucas Heller ne conservent pas l’approche dramatique classique liant Jane et Blanche, en écrivant le huis clos à la manière d’une chasse à l’homme, sans qu’il y ait de repos pour les personnages. En suivant l’action de Blanche dans la première partie du récit, le réalisateur l’enferme dans le cadre, ne pouvant se déplacer dans son lit. Ses échanges avec la domestique sont retranscrits, alors que Jane sabote toutes les occasions de sa sœur pour se livrer à elle, comme les plaisirs simples. Cette perspective, nettement appuyée par le maquillage sur le visage de Jane, rend compte d’un monstre prêt à tuer l’autre, les yeux écarquillés. S’il fut reproché à Aldrich de s’inspirer nettement du personnage de Norma Desmond dans Boulevard du Crépuscule (1950), l’auteur n’opère pas tout à fait la même démarche, préférant détruire le mythe pour le reconstruire ensuite. C’est par le changement de points de vue entre les deux sœurs que le registre tragique s’inverse entre les personnages, voyant Jane tenter de retrouver ses souvenirs positifs et sa gloire passée. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? opère dans l’inconstance dramatique pour désarçonner, et confronter les figures du mal. Si Jane agit dangereusement, c’est avant tout par la réputation qu’on lui donne, et son image ternie par la faute de sa sœur. Désarmée au-delà de la perte de son succès, elle agit en ayant perdu toute responsabilité.
Mais ont-elles déjà pris conscience d’être responsable ? Comme Preminger l’a fait plus tard dans Bunny Lake a disparu (1965), Aldrich définit les deux femmes telles deux enfants du rêve américain, ayant tout vécu trop tôt. Si l’échelle des plans ne fait que les confronter, marquant l’une en opposition stricte avec l’autre, elles sont en osmose totale psychologiquement sur des moments différents. La machination introductive opérée par Blanche a tout des jeux pervers, menée par Jane, jalouse et prenant peur d’être oubliée. Sans faire du star system le sujet principal du film, le cinéaste retranscrit cette relation en mettant l’accent sur leur incompatibilité relationnelle par le manque de communication. Se retrouvant l’une et l’autre sur la plage, Jane pleure comme si c’était la première fois, dans les bras de Blanche, comprenant qu’elle n’a jamais fait de mal à sa sœur. Sur un plan large, le rêve s’installe et la femme maudite danse éternellement.
Sans concession, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? expose la violence subie et perpétrée contre l’autre sous plusieurs niveaux. L’absence de manichéisme sublime les liens qu’entretiennent les personnages entre eux, déjà victimes d’un mal inconnu et qu’ils ne peuvent pas discerner. Le titre interrogatif incarne cet état, la situation perçue par le spectateur restant semée d’incertitudes malgré l’ampleur des situations retranscrites. Lauréate de l’Oscar (1963) pour sa performance, Bette Davis y aura gagné sa gloire. Se réjouir de la lumière, à quel prix ?
Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich, 2h14, avec Bette Davis, Joan Crawford, Victor Buono – Projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma, sorti en 1963