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Un monde merveilleux | Effacer la solidarité

Critique | Un monde merveilleux de Giulio Callegari | 1h18 | Par Louan Nivesse

Il existe un type de film qu’on reconnaît non à son intrigue, ni même à sa mise en scène, mais à une sensation furtive qu’il laisse derrière lui. Ce sont des films discrets, un peu décalés, où rien ne crie, où rien ne claque, mais où tout doucement quelque chose se dépose, comme une poussière affective sur le bord du cœur. Un Monde Merveilleux appartient à cette catégorie-là. Il ne révolutionne rien, ne revendique pas grand-chose, ne tente pas de se hisser au-dessus de son époque, mais il la regarde. Il l’observe dans ses plis, dans ses ratés ordinaires, dans ses petits renoncements et ses automatismes devenus normes. Ce n’est pas un grand film de science-fiction. C’est un film de la fatigue sociale, du désengagement tranquille, du remplacement sans effraction. Un film sur une société qui ne tombe pas, mais qui s’affaisse.

Dès les premières scènes, une atmosphère étrange s’installe. Quelque chose d’à la fois familier et déjà altéré. La lumière semble avoir été tamisée non par l’esthétique mais par l’usure. Les couleurs ont perdu de leur intensité. Les voix flottent un peu, sans jamais tout à fait mordre dans le réel. Ce monde légèrement désaturé n’a rien de spectaculaire. Il ressemble au nôtre, à ceci près qu’il semble avoir renoncé à l’effort du vivant. Les professeurs ont disparu des écoles, les infirmiers des hôpitaux, les policiers des commissariats. Les robots ont pris le relais sans violence. Ils sont là, disponibles, dociles, jamais envahissants, toujours opérationnels. Une société a été vidée de sa chair, mais sans en faire un drame. On pourrait presque s’en accommoder, si ce n’était pour ces micro-frictions, ces désaccords ténus qui viennent rappeler que rien ne remplace vraiment quelqu’un. Au cœur de cette société automate, Max fait figure d’irréductible fatiguée. Elle n’a pas l’énergie de la révolte, mais elle reste debout, bancale, ironique. Blanche Gardin lui prête ce ton râpeux, cette scansion rapide et défensive qui la rend immédiatement crédible. Max ne lutte pas. Elle rouspète. Elle contourne. Elle triche avec la dignité et s’arrange avec les règles. Elle ne se pense pas victime, seulement étrangère à ce qui l’entoure. Ancienne prof reléguée à la débrouille, elle vivote avec sa fille Paula entre combines minables et colères rentrées. Lorsqu’on lui impose un robot assistant, T-O, censé l’aider à « se stabiliser », elle ne voit qu’un ennemi mou, une absurdité programmée, un symptôme de plus de ce monde qui la dépasse. L’idée du film se tient là, dans cette rencontre forcée entre deux logiques incompatibles. Non pas un affrontement idéologique, mais un compagnonnage de circonstance entre une humaine trop humaine et une machine qui ne comprend rien à la nuance.

Max fait face à T-O, robot fonctionnaire, avec toute la lassitude d’une époque désenchantée. / © TS Productions – Marianne Productions – 2025

T-O est un personnage curieux, presque attachant par excès de neutralité. Il ne ressemble pas à un androïde de cinéma. Il n’est ni menaçant ni fascinant. Son corps raide, sa voix lente, son empathie codifiée lui donnent l’allure d’un agent de médiation scolaire échappé d’un centre social. Il est joué par Angélique Flaugère avec une grâce étrange, un sens du tempo comique fondé sur la pause, l’attente, la répétition. Il ne cherche jamais à séduire. Il suit les procédures, même quand elles n’ont plus aucun sens. Il scanne les poches de Max pour vérifier si elle ment, lui propose des exercices de respiration quand elle l’insulte. Il ne se vexe pas, il n’insiste pas. Il est là, comme un miroir poli, incapable de comprendre ce qu’il reflète.

Le film avance par à-coups, entre burlesque doux et moments de flottement. La mise en scène épouse cette lenteur. Aucun effet spectaculaire, aucun plan démonstratif. Les décors sont ceux de la vie quotidienne, légèrement vidés de leur agitation : parkings, supérettes, halls de service public. La France filmée ici n’est pas futuriste, elle est simplement en attente. Le présent y a été lissé. L’avenir ne vient pas. Tout se joue dans ce silence gris, ce glissement sans conflit. Giulio Callegari ne cherche pas à frapper fort. Il préfère étirer une ambiance, dessiner un malaise diffus. C’est ce qui rend le film parfois déroutant. On attend que quelque chose arrive. Mais il ne se passe presque rien, sinon une fatigue qui change de visage, et quelques gestes maladroits qui tentent de renouer du lien. On pense parfois aux films de Pierre Salvadori, pour cette manière d’accrocher la comédie à des personnages désajustés, solitaires, un peu cabossés. Il y a du Hors de prix ou du En liberté ! dans cette façon de mêler le burlesque à la mélancolie, de faire surgir la poésie du ratage. On pense aussi à Bruno Podalydès, pour le goût du détail absurde, des situations qui bifurquent sans éclat. Mais Un Monde Merveilleux est plus désenchanté. Il ne croit plus à la magie du sauvetage. Il cherche simplement des zones de respiration dans un monde qui a rétréci. Il ne propose pas de solution, pas de manifeste. Il suit une trajectoire erratique, presque passive. Max fuit. T-O suit. Ils traversent des paysages sans grâce. Ils parlent, se taisent, s’agacent. Ils finissent par se ressembler.

T-O et Max, égarés dans une étrange normalité. / © TS Productions – Marianne Productions – 2025

Le film ne cherche pas à faire rire à tout prix. Les gags sont là, mais ils ne sont jamais soulignés. Ils s’échappent presque, comme s’ils survenaient par hasard. Un robot qui apprend l’argot. Une réplique sèche en guise de déclaration d’amour. Un diagnostic psychiatrique posé par une machine sur la base d’un grognement. Chaque scène joue sur un décalage de langage, sur un malentendu persistant. Ce n’est jamais cruel, jamais moqueur. Juste légèrement triste. Comme si tout le monde avait un peu abandonné l’idée de vraiment se comprendre. Même l’humour semble fatigué, mais il persiste, comme une forme de politesse face à l’absurde. Certains reprocheront au film son scénario trop mince, son absence de montée dramatique, son ton flottant. D’autres regretteront que la dernière demi-heure glisse vers une morale un peu convenue, que l’apprentissage mutuel entre Max et le robot suive une logique de réconciliation trop balisée. Ce serait passer à côté de ce que le film cherche vraiment : non pas raconter une histoire, mais capter un état. Celui d’une époque désorientée, où les services publics fondent comme neige tiède, où la solitude devient structurelle, où la technologie avance sans être désirée. Le robot ne vient pas nous envahir. Il vient occuper la place que plus personne ne voulait prendre.

Il y a quelque chose de profondément humain dans ce film pourtant peu peuplé. Il y a de la tendresse pour les losers, de la place pour les gestes hésitants. Il y a cette idée que même dans un monde organisé pour tout lisser, une phrase mal prononcée ou un regard décalé peut encore ouvrir une brèche. Le cinéma, ici, ne cherche pas à faire date. Il propose un compagnonnage modeste, une traversée partagée. On pourrait croiser Max au supermarché. On pourrait se reconnaître dans son agacement. On pourrait, sans doute, finir par parler au robot. Pas parce qu’il nous comprend, mais parce qu’il reste là. Présent, un peu idiot, un peu patient, dans une époque où tout le monde semble avoir déserté.

| Au cinéma le 07 mai 2025